Ce court roman (70p env.) enfin traduit, ciselé dans une phrase unique comme un long serpent sifflant sur nos têtes, de l’auteur hongrois de l’ovniesque La mélancolie de la résistance (2006, à mettre dans toutes les bonnes bibliothèques), toujours sous-coté dans la de Foenkinos et de Rufin, achève de planter les derniers clous du cercueil du lecteur-confiné.
Dans un café berlinois crasseux, en marge de la marge, un ex-professeur de philo arrivé au bout de l’exercice de la pensée, dans un état cioranesque avancé, raconte au barman somnolant comment il a cru, l’espace d’une fulgurance, pouvoir renouer avec la sensation d’être parce qu’on lui a proposé la rédaction d’un guide touristique sur une de ces régions cramées de soleil de l’Espagne profonde.
Le prof est dans un malheur métaphysique : il a fait le tour de tout. Mais qu’en est-il réellement ? Le narrateur est-il un exilé volontaire ou est-il injustement banni de l’université ? Krasznahorkai caresse cette proximité d’avec la frontière du monde, de celle que le lecteur attentif identifiera certains matins en se levant : suis-je du monde ou en suis-je un observateur ?
Alors ce voyage tous frais payés est l’occasion pour cet ex-prof de tenter le dernier coup de poker de sa vie, qu’il conçoit d’abord comme une métanoia dantesque : un changement dans l’espace devra provoquer un changement dans l’âme. Dans les faits son voyage se transforme en une enquête sur les circonstances de la mort du dernier loup de la région, qui est aussi une tentative de renouer avec le vivant et son langage.
Très vite le barman s’assoupit, alors sans auditoire les conditions de production du discours changent. La désolation de cette scène berlinoise pénètre la désolation de cette région en Espagne, dont la population n’a pas conscience d’être au bord du gouffre : disparition inexorable du vivant (le loup), arrivée des autoroutes et des supermarchés, désacralisation de l’identité culturelle, marchandisation de tout ce qui bouge encore. Une petite mort dans la joie et la bonne humeur. Misère des tristes mortels. Le narrateur perçoit la vérité du monde, l’inanité des mots – misère du langage - et plus encore celle des actes : il échappe aux mensonges du progrès.
..même s’il lui reste toujours l’usage de la parole, en une longue phrase de 70 pages, en spirale, dont je ne sais pas décider de son caractère ascendant ou descendant.