Bon, pour commencer, petit avertissement, tout en essayant d'éviter de spoiler au maximum, le fait qu'à un moment donné, le jeune femme du titre essaye de s'enfoncer une aiguille pour s'avorter, dans un bain public, est très loin d'être le plus difficile à encaisser du film (sans parler que c'est librement inspiré de faits réels !).
Alors, le plus gros manqué du jury du Festival de Cannes 2024, c'est de n'avoir pas décerné la moindre récompense à cette Jeune Femme à l'aiguille. Le prix d'interprétation pour les deux actrices principales ou le prix de la mise en scène n'aurait pas été de trop.
Toujours est-il qu'être une femme pauvre dans le Danemark de la fin des années 1910, ça ne donne pas du tout envie. Pas de Sécurité sociale, pas d'assurance chômage, pas de congé maternité, pas d'allocations familiales, pas de contraceptions, quand vous étiez dans la mouise, vous y étiez enfoncé bien au-dessus du cou. irablement servi par un noir et blanc sombre, tirant vers l'ombre et le gris, le film n’épargne aucun détail sordide pour mettre en scène le quotidien peu enviable du personnage, dont on suit les nombreux malheurs. D'ailleurs, ici, il ne manque aucune saleté dans les décors. Ce qui fait plaisir, car on croule trop aujourd'hui sous les reconstitutions paresseuses dans lesquelles on a la sensation, même quand c'est censé se dérouler dans les lieux parmi les plus insalubres, que tout est propre, tout est lisse. On pourrait même y pique-niquer directement sur le sol des rues supposées les plus crades sans risquer d'attraper la première merde infectieuse venue. Ben, pas là...
Le tout s'inspire des cinémas de David Lynch pour sa fantasmagorie cauchemardesque (en particulier Eraserhead !), d'Ingmar Bergman et de Carl Theodor Dreyer pour leur austérité visuelle ainsi que leur ton — les personnages restant la plupart du temps retenus extérieurement, mais souvent bouillonnants intérieurement — de celui de Lars von Trier, en n'ayant pas peur d'aborder assez explicitement un sujet très dérangeant (même si Magnus von Horn est moins frontal visuellement !). En outre, difficile quelquefois de ne pas penser à Tod Browning pour son côté Freaks. Et La Sortie des Usines Lumière est assez brillamment cité au détour d'un plan.
Le long-métrage se divise en deux parties assez distinctes sur le plan de l'intrigue ; ce qui donne l'impression pour chacune d'être un moyen-métrage, autour du même personnage, que l'on aurait accolé l'un à l'autre. Mais cela ne me dérange pas dans la mesure qu'au contraire ça participe à l'étrangeté d'ensemble qui est voulue (au age, bien accentuée par la BO électro-expérimentale de Frederikke Hoffmeier !), en plus d'expliquer pourquoi notre malheureuse est vraiment prête à saisir la première main tendue.
Autrement, les comédiennes Victoria Carmen Sonne et Trine Dyrholm sont magistrales. La première fait parfaitement bien ressentir la détresse morale de son personnage, la seconde, la dureté et la folie du sien, sous une apparence ambiguë de bienveillance, parfois juste avec une posture ou un regard. Franchement, le réalisateur n'aurait pas pu choisir de meilleures actrices pour jouer ces deux rôles.
Bref, sans trop vous en balancer, La Jeune Femme à l'aiguille est une œuvre aussi prenante qu'intrigante, horrible (le qualifier de film d'horreur ne serait nullement une exagération !) et, de temps en temps, malaisante au point d'en être insoutenable.