Ghostlight
7.4
Ghostlight

Film de Alex Thompson (2024)

Des mots trop grands dans une bouche trop serrée

Il y a, dans Ghostlight, quelque chose comme une main posée sur l’épaule au moment où on en a le plus besoin. Le film s’ouvre sur Dan, un homme usé, ouvrier du bâtiment, silhouette droite, raide même. Il vit en serrant les dents, en regardant droit devant soi.

Quelque chose s'est é, irrémédiablement, dans cette famille. On ne le nomme pas. On le soupçonne. Et plus tard, on apprendra que le fils n’est plus là. Et autour, le vide.

L’épouse, maintient sa famille. La fille, adolescente, piquante, exaspérée par l’inaudible douleur qui englue chaque parole. Et lui, Dan, noyé dans le chagrin, l'incompréhension d'un acte.

Mais voilà que survient une femme, inconnue, décalée. Elle l’aborde et l'invite. Elle lui parle de théâtre. De Shakespeare. De Roméo. Et peu à peu, par le biais du théâtre amateur, Dan se met à répéter. À "dire" ou du moins à apprendre à dire. Non pas la sienne, mais la parole d’un autre. Et cette fiction devient la brèche.

Le théâtre ne répare rien. Mais il offre un lieu où être "autre", et dans cet "autre" peut parfois se loger ce que l’on croyait perdu : une voix, un souvenir, un tremblement d’existence, l'empathie d'un geste incompréhensible.

Ici, Dan ne "joue" pas Roméo : il s’y cogne. Il trébuche dans ses vers, il s’empêtre dans son corps. Mais dans cette maladresse, il trouve une issue. Car Roméo, ce n’est pas l’idéal romantique. C’est aussi la parole exaltée d’un garçon qui ne sait pas quoi faire de l’excès. Dan, lui, n’a jamais su dire. Et maintenant, il doit dire "Juliette". Il doit dire "mort", "amour", "nuit". Il doit faire résonner des mots trop grands dans une bouche trop serrée. Et dans ce fracas poétique, sur cette scène, une larme peut monter, non pas celle d’un personnage, mais celle d’un père, d’un homme, d’un être troué.

La mise en scène épouse ce mouvement. Pas d’esbroufe. La caméra reste à hauteur d’homme. Elle observe. Elle enregistre le tremblement d’une main, l’épaisseur d’un silence, la colère d’un non-dit.

Ce que Ghostlight murmure également, c’est que la masculinité n’est pas une structure à déconstruire à coups de slogans. C’est une peau. Une vieille peau. Qui colle, qui étouffe, mais qui peut, lentement, être retirée. Dan n’a pas de discours. Il a des gestes. Il a des absences. Il a des refus. Et ce sont ces fragments-là que le film honore. Ce qu’il montre, c’est une virilité qui ne s’écroule pas en un instant de lucidité, mais qui se défait, fibre à fibre, dans le frottement du théâtre, dans le frottement du lien.

Et la famille, dans tout cela ? Elle est là, abîmée, disloquée, mais présente. Une femme qui attend qu’on dise. Une fille qui attaque parce que personne ne répond. Et c’est peut-être ça, la chose la plus bouleversante dans Ghostlight : la cellule familiale. L’amour n’est pas ici une fusion retrouvée. C’est une persistance dans la douleur.

Et toujours, en contrepoint, Shakespeare. Pas comme une référence savante. Plutôt comme une matrice.

Roméo et Juliette, ce n’est pas seulement l’histoire d’un amour impossible. C’est une tragédie du malentendu. Une chaîne de silences. Un chœur de deuils. Et dans Ghostlight, les mots de la pièce ne viennent pas illustrer la situation. Ils la déplacent. Ils la décentrent. Ils disent ce qui, autrement, serait tu. Ils permettent l'extériorisation de l’intime. Comme si les mots anciens, trop beaux, trop grands, pouvaient accueillir la douleur contemporaine.

Il faut le dire : le suicide, ici, n’est pas un sujet. Il est une ombre. Une blessure qui traverse tout le film sans jamais être nommée. Il n’y a pas d’explication. Pas de cause. Seulement un vide. Et ce vide agit, percole, contamine sa famille.

Et pourtant, le film ne sombre jamais dans la noirceur. Il garde une lueur. Comme si, dans l’artifice du théâtre, il y avait un espoir. Fragile, bien sûr. Précaire. Mais réel.

En somme, Ghostlight offre un lieu. Un lieu où la parole blessée peut se dire autrement. Un lieu où la fiction ne ment pas, mais révèle. Un lieu où être quelqu’un d’autre, pour un instant, peut faire naître un soi plus vrai. Un lieu où un père, une fille et une femme sont invités à murmurer un deuil.

9
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le 8 mai 2025

Critique lue 47 fois

9 j'aime

cadreum

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