Le Bonheur des Dames devient le Paradis dans cette série de la BBC inspirée par le livre de Zola. Si seulement cette généralisation pouvait inspirer un tantinet la société dans son intégralité... on verrait alors les femmes choyées pour assurer la félicité du genre humain tout entier ! Ça n'est pas exactement ce qu'on observe depuis que les forces de la réaction se sont organisées pour réparer le désordre causé par #MeToo dans les sociétés patriarcales contemporaines. Mais revenons à cette production anglaise, qui a récupéré les éléments les plus reconnaissables de l’œuvre de Zola en éliminant soigneusement tout ce qui en faisait le sel. Bien sûr, il y a Denise, Mouret, la première vendeuse ou Clara, mais tous ont été Dontownabbeyisés violemment, et l'histoire se concentre sur la romance entre le propriétaire du Paradis et la jeune vendeuse montée à Paris (seule, sans ses frères), pour une raison inconnue dont le feuilleton se fiche éperdument alors qu'elle est fondatrice dans le livre, chez son oncle (dépouillé de sa famille également, mais lié à la première vendeuse du rayon confection femmes par une idylle contrariée...). On voit combien les personnages ont perdu de poids lors de l'adaptation télévisuelle. Question de moyens, j'imagine. Enfin, j'espère. Parce que si les scénaristes se sont dit que le public actuel ne pourrait pas encaisser autant d'informations d'un coup, c'est carrément vexant. Bref, une jeune fille blonde et innocente entre dans le champ de vision de l'un des premiers entrepreneurs du commerce massif à destination des femmes. On pourrait penser que le prédateur potentiel aurait tous les sens en alerte devant cette proie supposée facile, appartenant à une classe sociale destinée à être pressée comme un citron. Mais non, on est à la BBC et tout va rester éminemment gentillet. A une histoire de meurtre près, qui peine à apporter le moindre enjeu dramatique parce que le gars zigouillé symbolisait une certaine vulgarité populaire dont on nous laisse entendre qu'elle gagnait à disparaître définitivement du paysage... Même quand on n'a pas de goût prononcé pour la fréquentation du beauf majuscule, on peut regretter le recours à la violence par un système habile à se protéger de toute atteinte extérieure. Pas de ça ici : si le crime est condamné moralement, sa victime n'a droit à aucune comion. Zola n'aurait certainement pas mangé de ce pain-là. Pour achever de mesurer l'ampleur des renoncements du scénario, juste un petit extrait de Au bonheur des dames, qui fait toucher du doigt la profondeur de certains chagrins, bien différents des simples peines de cœur : « Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait de toucher le fond de son impuissance. Même en faveur des siens, elle ne trouvait pas un soulagement. Jusqu’au bout, il lui fallut assister à l’œuvre invincible de la vie, qui veut la mort pour continuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptait cette loi de la lutte ; mais son âme de femme s’emplissait d’une bonté en pleurs, d’une tendresse fraternelle, à l’idée de l’humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était prise entre les rouages de la machine. N’y avait-elle pas saigné ? ne l’avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l’injure ? Aujourd’hui encore, elle s’épouvantait parfois, lorsqu’elle se sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si chétive ? pourquoi sa petite main pesant tout d’un coup si lourd, au milieu de la besogne du monstre ? Et la force qui balayait tout l’emportait à son tour, elle dont la venue devait être une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser le monde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avait semé le quartier de ruines, dépouillé les uns, tué les autres ; et elle l’aimait quand même pour la grandeur de son œuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus. »
Addendum après la saison 2. Pas grand-chose à ajouter, on ne gagne pas en profondeur avant les deux derniers épisodes, si bien qu'on s'ennuie ferme les 6 premiers. Voire qu'on frôle l'exaspération ou le fou-rire, ce qui n'est pas vraiment bon signe. Mais bon an mal an, je suis arrivée au bout, par la grâce d'un regain de suspense (modéré, hein, ça n'est toujours pas du Zola...) et s'il y a une troisième saison un jour, je pourrais éventuellement la suivre, histoire de voir si Denise a plus de chance que Colette n'en a eu dans la vraie vie en matière de vente de baumes et d'onguents...