Saison 1 :
Et si "Severance" (« rupture » en anglais, mais le mot est également systématiquement utilisé quand on fait référence au licenciement, au départ d’un employé, ce qui est important…) était tout simplement la meilleure série TV de (vraie) science-fiction qu’on ait vue depuis… on cherche, on cherche, mais on ne trouve pas ? Pourquoi ? Eh bien d’abord parce que le concept qu’elle propose est à la fois presque concevable – la séparation de la mémoire de volontaires en deux éléments distincts, l’un relatif à la journée de travail, l’autre au reste de l’existence : quand on parle d’équilibre entre travail et loisirs, n’est-ce pas une sorte d’idéal (cauchemardesque) ? Et puis on imagine très bien le profit que peut en tirer la société hyper-capitaliste dans laquelle nous vivons : des employés dont l’efficacité professionnelle ne sera pas limitée par des interactions ou même de simples pensées relatives à leur vie familiale, amoureuse, etc. Et une confidentialité garantie quant aux secrets de l’entreprise…
Bien sûr, il ne suffit pas d’une idée brillante pour faire du bon cinéma, il faut aussi une excellente écriture – et c’est le cas avec "Severance", puisqu’on n’observera aucune baisse de tension durant les 9 impeccables épisodes de cette première saison – permettant au d’accompagner pas à pas dans leur quête de la vérité un groupe de 4 employés chargés de MacroData Technology (quoi que soit que ça signifie…) : ces protagonistes « dissociés » de l’histoire vont affronter, volontairement ou non, des révélations terribles quant à leur propre existence, mais aussi aux sombres desseins de Lumon Industries, l’entreprise toute-puissante qui les a privé de la moitié de leur existence.
On sait que depuis les années 70 que la « meilleure » SF classique est celle qui propose un questionnement pertinent – politique la plupart du temps – sur les modèles sociaux actuels, et qui, en extrapolant par rapport à notre mode de vie, en met en lumière les travers, et également les risques : à ce titre, la série de Dan Erickson, scénariste et showrunner débutant (!), produite et partiellement mise en scène par Ben Stiller, dont on retrouve le goût bien connu pour l’absurde à la fois drolatique et effrayant, s’inscrit parfaitement dans la logique d’un 1984. Le culte porté aux grands entrepreneurs de la tech (le modèle Steve Jobs), le souci de certains GAFA de créer un univers protégé / coupé du monde pour leurs employés et leur business, les rituels décérébrants et infantilisants du corporate management, la bonne volonté que nous manifestons tous à notre tour quand il s’agit de nous soumettre à des diktats humiliants, et mille autres choses de notre vie de 2022… tout est là. Et oui, on rit beaucoup en regardant "Severance", mais peu à peu, un sentiment d’horreur absolue nous pénètre, chaque épisode semblant nous enfoncer plus encore dans une version moderne de l’Enfer. Tout en accumulant à la fois des révélations et des doutes propres à nous faire sombrer dans la paranoïa aigüe (et souvent justifiée…), "Severance" prend soin de développer notre empathie vis-à-vis des protagonistes, en posant maintes questions pertinentes sur la nature de l’identité (qu’est-ce qui fait réellement de nous les personnes que nous sommes ?).
Adam Scott, un acteur souvent considéré comme « de seconde zone » trouve ici pour la première fois un (double) rôle où son ambiguïté et sa pusillanimité sont parfaitement exploitées, Britt Lower – actrice TV – s’y révèle, mais c’est, sans surprise, le trio de choc constitué par Patricia Arquette, John Turturro et Christopher Walken qui élève régulièrement la série vers les sommets : la délicate histoire d’amour entre Irving et Burt offre, à cet égard, les plus parfaits moments d’émotion au milieu d’une histoire qui aurait pu tomber du mauvais côté du « tout-concept ».
Mais peut-être que, pour une fois, il faut aussi célébrer le « production design » et la direction artistique : l’opposition entre le sombre monde hivernal de la petite ville où vivent les « outies » (exters en français) et les labyrinthes lumineux inhumains des bureaux de Lumon, où sont emprisonnés les « innies » (inters), est tout simplement stupéfiante, et contribue pleinement à l’immersion émotionnelle totale du téléspectateur.
Avec un épisode final redoutable se concluant sur un cliffhanger inable, "Severance" a immédiatement gagné le droit de se poursuivre en une seconde saison. On se demande simplement comment réussir à attendre un an…
[Critique écrite en 2022]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2022/05/22/apple-tv-severance-voyage-au-bout-de-lenfer-du-bureau/
Saison 2 :
Avril 2022. On est sous le choc de Severance, dont la première saison vient de se terminer par un cliffhanger insoutenable. On jure qu’il s’agit de la meilleure série TV de Science-fiction qu’on ait jamais vue. On se demande comment on va bien pouvoir attendre un an pour découvrir la suite des « micro-aventures » paranoïaques de Mark, Helly, Dylan et Irving, quatre employés de la mystérieuse et effrayante compagnie Lumon, condamnés à vie à effectuer des tâches absurdes dans un environnement d’une blancheur inhumaine. Un an ? Nous aurons attendu trois bonnes années cette seconde saison d’une série qui, nous révèle-t-on, est la plus chère jamais produite par Apple TV+ (pourquoi ? pour filmer des bureaux blancs ? s’interrogent les mauvaise langues !), mais aussi le plus gros succès (et c’est mérité…) de la plateforme.
Le problème de ces trois années écoulées, c’est évidemment que le charme s’est évaporé, que les souvenirs sont trompeurs (enfin, pour ceux qui n’ont pas pris la sage décision de revoir la première saison avant de se lancer dans la seconde), et qu’il est un peu difficile de se replonger « à froid » dans un monde aussi « étranger » et dans une histoire aussi retorse. Et de fait, le premier épisode, qui renvoie Mark (Adam Scott, qui va avoir cette fois un spectre d’émotions bien plus large à interpréter) au boulot, et semble repartir à zéro dans un univers de répétition, déçoit.
Heureusement, les neuf suivants s’avéreront aussi extraordinaires que nous l’espérions, avec des changements de registre qui font fortement dévier et l’histoire, et l’atmosphère de la série : Severance s’émancipe de l’univers clos et anxiogène de la première saison, développe son intrigue de plus en plus mystérieuse dans le monde réel, celui des « outies » (exters, en VF… mais s’il vous plaît, évitez la VF !), un monde finalement tout aussi décalé… ce qui fait naître en nous de nouveaux doutes : la réalité est-elle vraiment la réalité, ou sommes-nous dans des réalités enchâssées comme des poupées russes ?
Plus franchement SF, plus franchement terrifiante, déportant son propos au delà de l’aliénation au travail, et s’attaquant au sujet de la nocivité sociétale et politique des grandes compagnies de High Tech, aux mobiles inavouables, Severance nous offre cette fois des flashbacks dans la vie ée de Mark et de son épouse disparue, mais aussi dans la naissance de la technologie de la dissociation, avec des effets contradictoires sur notre compréhension de ce qui se e : on y voit progressivement plus clair sur les desseins de Lumon, mais, inversement, on découvre qu’une bonne partie des personnages ne sont pas ce que nous pensions qu’ils étaient jusque là !
Plus émotionnelle puisque l’Amour s’invite au programme, compliquant encore plus la situation, Severance est aussi plus dure, plus violente, en particulier dans un dernier épisode, Cold Harbour, remarquable (quelle mise en scène de Ben Stiller, décidément bien meilleur ici que dans ses films de cinéma !), mais introduisant une violence physique inédite dans la série. La saison 2 de Severance multiplie les moments inoubliables : l’aventure de nos héros dans des décors grandioses du Nord de l’Amérique, lors de l’épisode de « l’activité en groupe » de Woe’s Hollow, avec un twist terrible qui relance la série, l’épisode 4 ; la découverte des sévices infligés à une autre prisonnière de Lumon dans le terrifiant septième épisode, Chikhai Bardo ; et bien sûr, le « triomphe de l’amour » au plein cœur de l’enfer, dans les scènes finales, marquantes, de la saison.
Pas de doute, et même si cette fin de saison est tellement belle qu’on aurait presque envie que l’histoire s’arrête là (peu importe que nous n’ayons pas encore tout compris !), Severance a confirmé sa position d’œuvre télévisuelle majeure. Une sorte de croisement entre le Prisonnier et Twin Peaks, le tout actualisé pour intégrer les angoisses modernes de l’aliénation et du retour du fascisme via la toute-puissance du capitalisme.
Génial.
[Critique écrite en 2025]
https://www.benzinemag.net/2025/03/23/apple-tv-severance-saison-2/