Faire rimer franquisme et humour débridé, avouez que ce n’était pas gagné d’avance ! Une gageure qu’ont brillamment relevée Paco León et Anna Rodríguez Costa, signant avec Arde Madrid une mini-série enlevée, pétillante et décomplexée qui dépeint avec réalisme et fantaisie le Madrid du début des années 60, entre moralisme étouffant, machisme ordinaire et sens de la fête. Mini-série, certes mais plaisir garanti : les huit épisodes d’une demi-heure confèrent à l’intrigue un rythme trépidant tandis que les images en noir et blanc restituent à merveille l’ambiance d’une époque où archaïsmes et modernité se côtoient.
Au bar El Chicote sur la Gran Via, les nuits sont brûlantes, la fête bat son plein. On y boit jusqu’à plus soif, on s’y trémousse au son du rock ou du flamenco, jusqu’à la transe, jusqu’à l’outrage et le scandale. Parmi ces joyeux noctambules, une femme attire tous les regards, par sa danse lascive, ses œillades incendiaires, ses gestes provocants qui invitent les hommes à se dre à elle pour un corps à corps endiablé. Cette femme fatale n’est autre que la mythique Ava Gardner (magnifiquement interprétée par Debi Mazar). Elle fait tourner les têtes et les cœurs, elle collectionne les aventures d’un soir. On la réprouve, elle choque, elle fascine : toutes les femmes honnêtes la détestent mais leurs maris s’arrachent à prix d’or ses photos dédicacées, d’autres se damneraient pour une petite culotte, ce qui, on le devine, finira par leur attirer quelques ennuis.
Durant ces années d’insouciance pour les uns, de pauvreté et de dure répression pour les autres, le régime franquiste s’est prudemment rapproché de l’Amérique : il ferme désormais les yeux sur les débordements des stars et flirte même de loin avec le glamour. Mais il se méfie tout de même : il se dit que la diva aurait de mauvaises fréquentations, que des communistes, des anarchistes trainent dans son sillage. De là, l’idée d’une discrète surveillance.
C’est là qu’entre en scène Ana Mari, vieille fille boiteuse, revêche, ignorante dans bien des domaines (un joli rôle de composition pour Inma Cuesta). Membre de la Section féminine de la Phalange, elle est dévouée corps et âme au Caudillo. C’est ainsi qu’affublée d’un faux mari (Paco León, aussi niais que macho), notre espionne improbable entre au service de l’Americana.
L’histoire inclut avec humour certains faits véridiques : ainsi, Ava Gardner a bel et bien vécu à proximité immédiate du dictateur argentin déchu Juan Perón qui, n’en pouvant plus des tapages outranciers que menait quasi quotidiennement sa voisine du dessus, avait même fini par appeler la Guardia Civil. Mais rassurez-vous, rien de tragique dans les mésaventures des personnages : toutes donnent lieu à des situations cocasses ponctuées de scènes carrément surréalistes que je vous laisse bien entendu découvrir.
La série égratigne au age l’Espagne franquiste, le poids de la religion, le mépris pour les pauvres, l’inable arrogance des nantis. Mais elle brosse également un portrait complexe de celle qui fut la Comtesse aux pieds nus, entre folle exubérance, érotisme triomphant, liberté insolente mais aussi solitude morale et dépression. Si elle mord la vie à pleines dents, si comme elle l’affirme, la vraie indécence serait celle de la négation des désirs et des plaisirs, on la sent malgré tout au bord du gouffre, maintenant que Sinatra est loin et que papa Hemingway n’est plus. Il n’empêche : à ceux et surtout celles qui l’ont approchée, la Gardner apportera une bouffée d’oxygène salutaire et leur permettra de se libérer, chacune à sa manière, du carcan moral qui les garrotte : pour celles qui ne veulent plus se laisser enfermer dans un rôle qui les oppresse et les opprime, la fête est désormais au coin de la rue.
PS : Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous la chanson de Gracia Montes qui clôt le premier épisode et donne le nom à cette critique :
https://youtu.be/4AKVujaRJ1c