De cette Russie qu’elle connaît bien pour y avoir vécu de 1991 à 2001, la romancière néerlandaise Marente De Moor tire une histoire crépusculaire aux frontières de l’étrange, tant ses personnages aux confins d’un monde en déliquescence peinent à rester ancrés dans une réalité qui leur échappe.
Il y a trois décennies de cela, Nadia, jeune étudiante, tombait amoureuse de son professeur de zoologie à Leningrad, de vingt ans son aîné. Enceinte, elle abandonnait ses études pour le suivre au milieu des forêts de l’ouest russe et y ouvrir avec lui une station biologique. Pour se financer, le couple accueillait des touristes étrangers, attirés par les oursons orphelins qu’il prenait en charge.
Alors, que s’est-il é pour que de ces projets de vie ne reste aujourd’hui qu’un champ de ruines ? Abandonné, le laboratoire à demi écroulé n’est plus occupé que par les chauves-souris et la végétation qui l’ont envahi. Le village dont Nadia et Lev sont les derniers habitants n’a plus d’existence pour les autorités. Pillées par les maraudeurs, pressurées par la forêt, ses datchas en bois autrefois construites artisanalement sont devenues le royaume des esprits frappeurs. D’ailleurs, de grands bruits inexplicables terrifient Lev dont la tête commence aussi à partir en friche. Sa mémoire à lui s’effaçant, Nadia s’efforce de se souvenir pour deux, tout au moins dans les moments qui échappent à son dur labeur quotidien, entre leurs bêtes, le potager et les mille tracas quotidiens d’une existence en autarcie, loin de tout.
Mais, si Lev a pris de l’avance sur elle dans la décrépitude, Nadia n’est pas forcément mieux armée pour affronter la réalité. Si sa mémoire à elle lui joue des tours, c’est qu’enfoui sous les non-dits, un vieux drame n’en continue pas moins d’empoisonner l’esprit de cette femme vieillissante. Un événement a bloqué le temps pour ce couple, le laissant à jamais suspendu hors du monde. Lev et Nadia sont devenus deux pierres dans le courant d’une rivière. Le pays tout entier a changé, induisant pour cette zone rurale une irréductible déshérence. Eux sont restés figés, à observer peu à peu la déliquescence de la Russie recouvrir en un parfait mimétisme le désastre de leur propre vie. Une vieille connaissance indésirable a annoncé sa visite. Il va leur falloir affronter leurs fantômes…
Fine psychologue et peintre d’atmosphère, Marente De Moor superpose habilement les désillusions d’un couple au destin brisé à l‘agonie du monde soviétique dans les années 1990. Maintenus en vie par la nécessité de faire face aux exigences du quotidien – se nourrir et se chauffer monopolisent toute leur énergie –, Nadia et Lev n’ont pas le temps de s’appesantir sur leurs états d’âme ni de comprendre ce qui se e autour d’eux. Il leur faut juste tenir dans un univers qui s’écroule, la fin de leurs rêves coïncidant étrangement avec celle du monde autour d’eux. Tant la structure du récit que la langue employée, entre gestes rassurants du quotidien et ambiance énigmatique et menaçante, contribuent à la douloureuse poésie du récit, marqué par la dépossession, l’inquiétude et l’étrangeté.
Comment vivre quand tout s’est écroulé ? Entre survie matérielle, rêves refuges et folles hallucinations, Marente de Moor excelle à décrire un déroutant et touchant déséquilibre, un pied dans la réalité, l’autre dans un imaginaire étrange et presque fantastique.
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