Par où commencer ?
Ca fait bien une semaine que j'ai terminé les Déracinés et que je repoussais le moment de la critique. Faut-il donner des repères historiques, préciser que Barrès est l'un des plus grands penseurs de la droite nationaliste républicaine de la fin du XIXe siècle ? Faut-il se souvenir de ses discours martiaux qui envoyèrent certainement au bûcher une partie de la jeunesse lors de la première guerre mondiale ?
Faut-il se souvenir de sa célèbre position sur une affaire qui a déchiré la : "Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race" ? Faut-il enfin poser un anathème sur son oeuvre romanesque sous prétexte qu'elle ne pourrait pas être lue en excluant sa pensée politique ? Est-ce que lire Barrès, c'est le cautionner ? La question semble très rhétorique pour le lettré qui certainement Céline, mais les Déracinés forment le premier roman d'un grand triptyque nommé le Roman de l'énergie nationale. Et ce premier tome a la particularité d'être un roman à thèse : la frontière avec l'essai est bien plus ténue qu'avec des oeuvres comme le Voyage. Comment apprécier ce roman sans adhérer aux présupposés qui l'ont fait naître ?
Les Déracinés racontent l'histoire de plusieurs lycéens lorrains envoyés à Paris après avoir suivi les cours d'un charismatique professeur républicain, Paul Bouteiller. Ces lycéens connaissent par la suite des fortunes extrêmement diverses : les uns finiront bien, les autres mal. Le professeur Bouteiller connaîtra lui une ascension des plus rapides.
Ce roman est difficile à classer : c'est un roman-thèse assez bavard, mais aussi un bildungsroman.
On peut même y trouver des accents sociologiques ; ceux qui doivent échouer échouent et ceux qui doivent réussir réussissent, d'une manière prédestinée. Barrès n'ignore pas le déterminisme social, seulement il le couple avec une forme d'innéisme culturel en attribuant des caractères spécifiques à des terroirs spécifiques, du simple fait de la naissance. Au point de tomber parfois dans le topique romantique quand il parle du goût oriental pour la mort, par exemple.
Cet innéisme culturel est aussi présent dans l'éducation : l'enfance des personnages explique plus ou moins tout chez eux, parfois avec quelques clichés propre à l'époque. C'est ce mélange composite qui façonne les personnages barrésiens. Il n'empêche que Zola n'aurait probablement pas renié certains ages des Déracinés, le même Zola que Barrès n'appréciait pas parce qu'il pensait comme "un vénitien déraciné" ; mais on oublie souvent de préciser que Barrès a longtemps séjourné à Venise lui aussi. A ce propos, il faut aussi remarquer que le terme de "race" chez Barrès s'applique tant aux juifs qu'aux lorrains, aux jurassiens et aux arméniens.
La matière du livre, c'est grossièrement la psychanalyse des héros de Barrès, via l'histoire, principalement dans le but de transmettre les idées politiques conservatrices de Barrès, qui ne sont pas toujours très claires d'ailleurs. Ne cherchez pas forcément un style élégant, Barrès est assez académique et n'a pas de brio particulier à mon humble avis là dessus.
Là où Barrès est absolument extraordinaire, c'est pour caractériser et décrire ses personnages. Ce sont des personnages-thèses, mais je me suis malgré moi attaché à eux. C'est bien une des première fois où en me levant le matin, je me suis dit que j'allais "retrouver les personnages" dans ma lecture comme on reverrait des amis. Cette caractérisation aussi réussie tient à la démarche égotiste de Barrès : analyser ses émotions et les classer pour (re)trouver sa nature, et agir conséquemment à celle-ci. La pensée de Barrès est centrée sur l'idée du barbare, à savoir celui qui nous détourne de notre nature ; les Déracinés, ce sont des jeunes lorrains soumis aux barbares.
La lecture ne plaira pas à tout le monde, mais personnellement j'ai adoré. Vraisemblablement en partie parce que je partage la méthode égotiste de Barrès et que je la trouve utile, mais aussi parce que je trouve que c'est un grand roman : le fait de tout savoir à l'avance ne gêne en rien la lecture ou n'amoindrit pas le dénouement, les personnages-idées sont superbement incarnés et le livre est le témoignage d'une époque. C'est le livre fin-de-siècle par excellence ; Barrès peint un grand portrait de la fin du XIXe dans lequel ses personnages se meuvent.
Pour répondre aux questions rhétoriques du début de cette critique : oui, vous pouvez le lire même si vous êtes de gauche parce que vous pouvez apprécier le livre sans adhérer aucunement au régime nationaliste, régionaliste et conservateur que Maurice Barrès a pu prôner. Je ne garantis pas que vous aimerez, mais le livre vaut largement le coup si vous appréciez le XIXe, les romans d'apprentissage et l'introspection sans fin. Pour moi, les Déracinés est un chef d'oeuvre.
C'est aussi un roman indispensable à lire pour tout nationaliste français, en particulier à droite. Je préfère encore que vous lisiez des bouquins de qualités plutôt que vous perdiez votre argent sur les merdes d'Obertone ou de Papacito. Quitte à être réactionnaire, autant être cultivé.