Les Cavaliers est le premier roman que je lis de Kessel, et ce ne sera sûrement pas le dernier. La première évidence, c'est d'abord celle d'un grand styliste. Je ne sais pas ce qu'il en est des autres romans de Kessel, mais dans Les Cavaliers l'écriture est d'une puissance rare.
Et cette écriture se met au service d'un roman d'aventures ionnant et formidable. Nous sommes plongés dans le Nord de l'Afghanistan, dans une zone tribale de cavaliers qui se disent issus des Mongols de Gengis Khan. Là se pratique une course de chevaux, événement à la fois sauvage et savant, qui s'appelle le Bouzkachi. Les champions de ce sport sont de véritables héros. Mais celui qui a le plus d'importance, c'est celui qui dresse les chevaux. Il faut des générations et des générations de sélection des reproducteurs, puis des années de dressage pour donner un cheval digne de participer au bouzkachi.
Or, pour la première fois, un bouzkachi se tient à la capitale, Kaboul. Le bouzkachi du roi. Celui qui célébrera le meilleur cavalier, mais aussi le meilleur cheval, le meilleur propriétaire de chevaux et le meilleur dresseur de chevaux, de tout le pays. Jamais un tel événement n'avait eu lieu jusqu'à présent !
C'est dans ce contexte que Kessel nous présente les deux personnages principaux du roman, Toursène, ancien cavalier devenu un dresseur vénérable et vénéré, et son fils Ouroz, cavalier orgueilleux et champion de bouzkachi. Ouroz, bien entendu, sera du voyage vers Kaboul, un voyage que personne n'avait effectué jusqu'à présent, voyage vers une victoire qui lui semble conquise d'avance.
D'emblée, on se retrouve dans une histoire de temporalités. Nous sommes dans un Afghanistan en pleine mutation, à la fois vivant dans des traditions ancestrales et entouré, comme cerné, par une modernité inéluctable. Ce n'est jamais dit clairement, mais c'est dans les mots, dans les attitudes, entre les lignes. La frontière avec l'URSS est désormais infranchissable, gardée par des soldats en armes. Des avions survolent parfois le territoire. Et surtout, ce bouzkachi royal entérine l'idée d'un Afghanistan comme pays, comme nation avec une capitale et un gouvernement central, et non plus comme un simple puzzle de territoires avec ses peuples, chacun vivant selon ses coutumes ancestrales.
Cette transition insidieuse entre é et présent sert de toile de fond à un autre rapport entre générations, plus conflictuel celui-ci, celui qui oppose le père et le fils, Toursène et Ouroz. Un père parfait représentant des traditions, énervant tellement il est loué par tous, et un fils orgueilleux qui n'agit que par rapport à son père, pour briser l'image parfaite de celui-ci...
Sous la plume puissante de Kessel, ce conflit se transforme en une véritable épopée. L'écriture du romancier change littéralement le monde et lui donne une autre dimension. Dès l'introduction, nous sommes en présence d'un homme quasi-mythique, un personnage sans âge, L'Aïeul des mondes, le sage vénéré qui sait tout, qui colporte les histoires d'une contrée à l'autre, qui apparaît et repart sans prévenir, dépositaire des savoirs ancestraux.
Et ce personnage quasi-mythologique, cet aède sans âge qui ouvre le récit, nous plonge immédiatement dans une atmosphère épique. Car la grande force de Kessel, c'est de parvenir à raconter une aventure ionnante, un drame humain formidable, un pays en transformation, et une épopée éblouissante. Tout y est : le périple le long d'un chemin dangereux parsemé de rencontres qui relèvent presque du surnaturel, les démons, la nécropole qui ressemble à l'enfer lui-même, les Molosses, les êtres fabuleux, etc. Les cavaliers font un avec leurs montures, créant « un seul être étonnant », comme un centaure majestueux. Les héros peuplent aussi ces terres, depuis Gengis Khan jusqu'à Iskander (Alexandre le Grand) en ant par Attila.
C'est là toute la force de ce roman, parvenir à la fois à réunir le portrait psychologique de personnages authentiques que l'on trouve dans les meilleurs romans et l'aventure héroïque des grandes épopées. Il est, hélas, fortement dommage que la dernière partie s'étire en longueur et perde de son intérêt. Sans cela, Les Cavaliers aurait été un des meilleurs romans du XXème siècle.