Les Argonautes
7.4
Les Argonautes

livre de Maggie Nelson (2015)

Fragments d'un discours queer

Ça commence sur les chapeaux de roue. La première page superpose le sentiment amoureux, l’évocation d’une sodomie, et Wittgenstein :

Les mots Je t’aime me viennent comme une incantation la première fois que tu m’encules, ma face écrasée contre le sol en ciment de ton appart humide et charmant (...) Avant notre rencontre, j’avais consacré ma vie à l’idée de Wittgenstein selon laquelle l’inexpressible est contenu – d'une manière inexpressible ! – dans l’exprimé. Cette idée se voit accorder moins d’écho que le plus déférent Ce dont on ne peut parler, il faut le taire, mais c’est, je crois, une idée plus profonde. (p. 9)

Ok. L’autobiographie, l’essai, la théorie : tout est là, déjà, du projet littéraire de Maggie Nelson, figure de proue de ce qu’on appelle désormais la non-fiction, un genre dégenré, ou les contenant tous. Et de genre, il en est question dans ce livre puisque Les Argonautes est, entre autres, le récit de l’histoire d’amour de l’autrice avec Harry Dodge, artiste étatsunien transgenre (que l’on hésite à qualifier de non-binaire car iel n’aime pas les catégories). Et à partir de cet amour entre deux individus, de ses doutes, de ses angoisses concernant la transition de genre de Harry et la naissance de leur enfant, l’autrice nous entraîne quelque part entre Roland Barthes, Virginie Despentes et Paul B. Preciado pour réfléchir à l’amour, la maternité, le queer.

Eve Kosofsky Sedgwick voulait permettre au “queer” de réunir toutes sortes de résistances, de fractures et de disparités qui ont peu, sinon rien à voir avec l’orientation sexuelle. “Le queer est un moment, un mouvement, un motif continu - récurrent, tourbillonnant, troublant, écrit-elle. Profondément, il est relationnel, et étrange.” Elle voulait que le terme soit saisi d’une fièvre perpétuelle, qu’il agisse comme un tenant-lieu ; un nominatif, comme Argo, prêt à désigner des morceaux changeants ou en fusion, une façon d’affirmer tout autant que de fausser compagnie. C’est ce que les termes reconquis permettent – ils retiennent, ils s’entêtent à retenir un sens de la contrebande. (p. 49-50)

Pourquoi ce titre ? Les Argonautes, ce sont les marins de Jason, qui naviguent sur l’Argo, ce bateau dont on change en permanence les planches, mais qui demeure le même, il est toujours l’Argo, il persévère dans son être. Pour Barthes, chaque fois qu’on dit “je t’aime”, il faut en réinvestir le sens. La formule reste la même mais il faut en changer les planches ; “le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles” (Roland Barthes par Roland Barthes). On peut aussi y voir une métaphore de l’identité de genre, sa performance, Butler, tout ça...

À la manière des Fragments de Barthes, les auteur•ices qu’elle cite sont dans la marge : Barthes lui-même, Winnicott, Judith Butler, Deleuze, Eve Kosofsky Sedgwick, Preciado, Lacan, Susan Sontag... C’est intelligent, parfois inintelligible (on manque de billes et l’autrice ne facilite pas vraiment le travail), fragmentaire, décousu, et pourtant on ne décroche jamais. On est poussé dans la lecture par la force interne du texte, son style, érudit, parfois drôle, émouvant, qui remet les idées en place. C’est un texte queer en ce qu’il résiste aux assignations, aux définitions, aux catégories : un grand livre.

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le 20 mai 2025

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Antoine Grivel

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