J'écris l'Iliade
7.7
J'écris l'Iliade

livre de Pierre Michon (2025)

Cochon de Michon !

La force de Pierre Michon, c'est évidemment le style. Raison qui m'amena à ouvrir une partie de ses romans, de Vies minuscules aux Onze en ant par La Grande Beune. Je retrouve ici cette puissance au service, c'est nouveau, d'une dimension érotique omniprésente. Pour Michon, les dieux grecs ont à voir avec le sexe et, puisque J'écris l'Iliade est un récit, il s'épanche assez largement sur sa propre vie intime. Là est ma réserve : je n'en peux plus de tous ces vieux écrivains qui se vantent de leurs exploits avec des filles toujours bien plus jeunes qu'eux, que ce soit sur le mode du récit, à l'instar d'un Grégoire Bouillier, ou du roman (Houellebecq, Grainville, Adam, Mathieu... chez nous, Harrison, Roth, Wislow... chez les Américains). Mais, là où tous ces auteurs sombrent dans la banalité dès qu'ils parlent de sexe, Michon se distingue nettement. Moult exemples ci-dessous le démontrent.

Page 16-17, l'écrivain raconte une aventure de jeunesse dans un train. Les sons qu'émet la locomotive lui évoquent une étreinte :

Les soupapes de sûreté laissaient échapper sur un tempo fixe, un rythme régulier, des petits jets haletants suivis de longs soupirs. Une plainte rythmée. (...) Car le logos est lascif.
Quelqu'un haletait sous septembre. (...)
La machine jouissait calmement, dans un assentiment ferme et doux, accordé à toutes choses, qui n'était pas celui d'une fille besognée hurlant dans le noir. Elle prenait son temps. Elle tenait une note.

Suite à cette vision, alors qu'il cherche une femme susceptible de répondre à son excitation, Michon convoque la blondeur d'Achille, motif qui reviendra plusieurs fois dans le livre. Page 19 :

Soufflet après soufflet je parcourus toute l'enfilade de wagons, mes yeux furetant sans trop y croire à la recherche d'une femme disponible que ces épousailles divines eussent excitée comme moi. J'étais décidé, j'étais blond. Hélas, la plupart dormaient sous des plaids dans des compartiments éteints ; les quelques-unes dont je saisis le regard le détournèrent vite, et d'ailleurs elles étaient sans attraits ni attente, somnolentes et mornes [joli]. Et en auraient-elles eu, de l'attente, on trouve malaisément une fille capable de surer en délices l'énorme jouissance à quoi je venais d'assister.

Il va pourtant la trouver, chose qui n'arrive que dans les romans... et aux romanciers apparemment. Page 20 :

Pas de temps perdu en paroles ou agaceries, l'extrême, vite. L'assaut, l'épouvante. Quand nos deux machettes se heurtèrent, la mienne pulsant dans le poil d'or, la sienne dans la brèche de houille, elle râla : Mamma mia. Nous jouîmes presque aussitôt. Nous réprimâmes le hurlement effroyable en grognements abjects.

Dans La bataille d'Eryx, Michon raconte un séjour en Italie avec Vire, sa compagne d'alors, Arlette, l'une de ses amies et un individu surnommé Le Zouave. Cet érudit évoque en termes choisis, page 50, les temples :

Il reprit : C'est comme une fenêtre, un temple, surtout quand il est dénudé comme celui-ci ; au début, le mot "temple" désigne dans la vieille langue le petit carré qu'on dessine entre ses doigts dans le ciel, comme un écran de cinéma intérieur ; c'est un espace découpé dans le ciel et fait lui-même de ciel ; c'est du ciel. Ce ciel est le visage du dieu.
Il n'y a dans toute l'histoire que les Grecs pour avoir trouvé ça. Une église, ce n'est pas du tout un temple, pas plus qu'une pyramide, pas plus que les colosses babyloniens ou assyriens, ou khmers ou aztèques, ou ce que vous voudrez ; tout ça, ça fait de l'ombre, ça obstrue, ça vous plie la nuque sous le gouvernement. Mais les Grecs ont dit : non, un dieu, ça e à travers, si on le laisse faire. Eh bien laissons le faire.

Ce qui finit par ramener à la sexualité :

C'est mâle ou c'est femelle ? c'est de la bite et encore de la bite, au premier coup d’œil - c'est toujours comme ça avec ces foutues colonnes. Mais l'ensemble est une femelle qui attend d'être montée. Bien cambrée, bien patiente, son beau triangle exposé à tout-va. Les deux sexes s'y emboitent depuis trois mille ans.

On pourra trouver cette vision de la déité associée à la masculinité singulièrement datée... A l'évidence, Michon ne se reconnaît pas dans le wokisme !

Quelques pages plus loin, description talentueuses d'un coït avec Vire, sous la tente, en présence de leurs deux amis :

Elle me prit dans sa bouche ; elle gloussait maintenant comme si je l'égorgeais sur une île déserte. Je bramai, le public était tout oreilles. (...)
Enfin Vire s'ouvrit grand, comme pour un envol un héron se déploie, ses pieds tendus firent bouger la tente, elle pleurnicha qu'on la baisât. L'écartèlement de ce "missionnaire", si simple, était d'un vice sans mesure.
Nous eûmes des jouissances qu'on a peut-être dix fois dans une vie : elle tirée à quatre chevaux [joli] et moi crucifié, rebroussés comme des loques, disloqués comme des martyrs sur l'arène, projetés comme du foutre - comme les étoiles dans l'explosion primitive, comme les particules dans l'accélérateur, comme le feu d'arbre en arbre d'un coup de lance-flammes, dans une longue langue complètement rouge.

Dans Eloge de la blancheur, j'ai eu plus de mal à suivre l'histoire de cette reine baisée comme une vache, même si la beauté du style s'impose à nouveau. Page 76-77 :

L'odeur de la nuit ; de bouse, d'étable, d'herbes, mais l'odeur de la nuit est plus forte, c'est du silex. Le troupeau dort à l'autre orée [joli]. (...) La peau empeste l'urine - celle d'une vache en chaleur, murmure Dédale. Elle décuple les arômes de tilleul, de sellerie, et du parfum de lys dont je me suis inondée en partant, quand j'ai jeté et cassé le miroir. (...)
Je serre mes cuisses sur le bois qui les dist ; mon bourgeon s'y frottant se dresse. Mes os même s'enflamment. Le premier orgasme me secoue sous les rires. Je n'ai pu arquer le dos, j'ai cru que la sangle allait me briser les reins, en me rivant au plus bas, le ventre frottant le plancher de ma cage, prosternée devant mon maître. L'aube est longue à venir, elle vient.

Page 78 :

Un taon me darde, je crie. Je sens que je vais de nouveau me déchaîner sous ces aiguillons - ça y est je viens, je secoue, je trémousse, je râle et sonnaille. C'est fort, ça tue.

Il y a souvent des surprises dans la prose de Michon. Ainsi page 81 : "Nous étions aux mois clairs, et j'étais merveilleusement seul. J'allais mal." Inattendu. Ou des associations qui font mouche, comme page 83 "le lieu explique le dieu". Formule qu'il décline page suivante :

Un éclair jaune a ; je crus voir le loriot, oiseau mythique ou tout comme. Son vol est un éclair. Farouche, je l'ai très rarement vu [la phrase est incorrecte : selon la règle de l'apposition, le mot "farouche" se rapporte à "je", ce qui n'est pas le cas ici]. La plupart du temps on doute d'avoir aperçu un oiseau dans ce trait jaune au ras des feuillages. Le loriot peut-être annonce le dieu.

Michon alterne entre des histoires liées à l'Iliade (Hélène et les Achéens dans Le rêve d'Homère, Achille sous sa tente embauchant Homère comme aède dans Casque) ou à l'Odyssée (Circé dans Une langue pure) et des histoires personnelles, en Sicile ou aux Cards, lieu de villégiature de Michon. Dans J'invente un dieu, il y fait la connaissance d'une Melissa, la quarantaine, venue en couple mais dont il devient l'amant. Page 88, belle formule concise : "Je la désirai, elle le vit. Reez, dis-je". Et c'est reparti pour un coït, page 91 :

Melissa... elle donnait et prenait bien ; mais auparavant, elle aimait apparaître nue et se montrer longtemps, évoluer devant moi, avec ses seuls bijoux et de hautes chaussures, pendant qu'immobile je le regardais, offerte, interdite, jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un membre exaspéré sur lequel elle fondait. Elle paradait si longtemps qu'il m'arrivait de voir en elle un coq rouge dans sa jactance, jabot gonflé, ou un arbuste besogné par le vent, ou une déesse dont les boucles battent les joues : c'est ce qui la rend désirable, non pas son corps, mais l'offrande et l'attente, l'évidence du don et sa réfutation. Elle fait attendre. Et quand elle se donne, ah !
Quand Melissa me quittait, je me disais : J'ai brûlé des cuisses luisantes aux dieux immortels. La rosée des cuisses est montée vers Aphrodite. (...) Le plaisir fait lever la déesse.

Dans Une langue pure, l'écrivain se languit de son ex, Silvia Pardi, qui l'a quitté pour un photographe, avec qui elle s'est enfuie à Lecce. Il la compare à la littérature. Page 117 :

La vraie littérature, la vraie phrase, la vivante, en cet instant peut-être, glorieusement déchue, nue et empoignée, suce dans un palace des Pouilles. Je vois en un éclair, avec une précision déchirante et répugnante, ce va-et-vient de la nuque qu'elle a alors, pur et infâme et ionné comme une phrase de Flaubert, redondant quand il faut, scandé par la ponctuation de la langue, qui relance le rythme comme un point-virgule.

J'écris l'Iliade, c'est aussi un regard que porte Pierre Michon sur lui-même. Tour à tour complaisant, faussement modeste, lorsqu'il raille en ant son statut de grand écrivain national, et autocritique, lorsqu'il écrit, page 93, évoquant les gens de son village : "Je les prévenais depuis toujours que ma littérature, c'était 'prise de tête et compagnie', juste pour épater les intellectuels et gagner quelques sous." Mépriser ses irateurs, réunis sous l'appellation générique d'intellectuels, c'est du meilleur chic.

Il y a pourtant du vrai dans cet autoportrait : certains chapitres sont assez abscons, ce qui rend leur lecture difficile. Je pense par exemple à ceux consacrés à la mythologie, comme La déesse vient. Qui, comme moi, a quelque références sur le sujet mais datant un peu, risque de se sentir perdu. Appréhension qui me fit hésiter à ouvrir le dernier opus de Michon.

Je respirais un peu lorsqu'on revenait aux tranches de vie, minuscules, de Michon. Dans Hélène revient, il évoque le cas d'Eva de Friaulouze, au nom prédestiné, qui le fascinait gamin. Sa mère tenant une boutique de sous-vêtements, il eut tout loisir de fantasmer devant cette jeune femme à l'âge de 12 ans. Page 140 :

Le porte-jarretelles est une pure emphase. Un paroxysme stylistique accablant, comme les korês du Panthénon ou le casque grec de combat avec son crin saillant. Il est conçu pour qu'apparaisse dans son surcroît de signes, encadrée et nue, la fente du sexe, où le sens pur se proclame et vient.

Il l'a surprendra se donnant à son maître d'école révéré, Pichon. Et hop, nouvelle description érotique, page 154 :

Il la prit au cheveu, la redressa et leurs langues sorties se dardèrent ; il fouilla la bouche ; il maîtrisait cette langue bavarde. La gorge débaleinée pesait à ses mains. La braguette était déficelée aussi. Mon regard s'affolait entre la verge de bois et la fente coraline. (...) Ils bandaient comme des dieux l'un et l'autre, lui de ce rien qui sort du ventre des hommes, elle de tout son corps : les cuisses s'évasaient des bas et les fesses des jarretelles comme du prépuce jaillit le gland. Ses fossettes sacrées étaient des cordes d'arc où les flèches s'encochent ; les doigts de Pichon s'enfonçaient au plus gras des fesses comme dans une viande qu'on larde.

Obsessionnellement sexuel d'accord, mais avec l'art et la manière, incontestablement. Il y a pourtant quelques faiblesses çà et là. Page 119, le trivial "Je e très vite, ces deux modes de pensée [stoïciens et néo-platoniciens] m'ont toujours profondément emmerdé". Page 122, autre entorse à la beauté de la langue avec "Elle me dit qu'elle m'aimait et n'aimerait jamais que moi. Mais qu'il lui fallait un break". Page 208 : "j'écrasai de tout mon poids la lampe et la livebox". Emmerdé ? un break ? la livebox, au milieu d'un tel niveau de langue ? De vrais couacs.

Surtout, en fin d'ouvrage, je peine un peu à tourner les pages. Est-ce Le rêve d'Alexandre, un peu nébuleux ? Ou Vergina, une Nième histoire de fesses avec une guide en Grèce ? Ou, dans Malama Tamaï l'histoire d'amour avec Ninon, vingt-six ans alors que l'écrivain en a soixante-six, qui m'a rebuté ? Le chapitre sur Borgès, pour lequel je manquais de références ? Je n'ai repris pied que dans l'ultime chapitre, éponyme de l'ouvrage. Dans J'écris l'Iliade, Michon raconte - ou imagine ? - un immense autodafé de tous les livres qu'il possède aux Cards. Aidé par des voisins, il brûle méthodiquement ce qu'il possède. Savoureux. Et une façon de revenir aux origines, puisqu'on dit que la littérature fut inventée par Homère. Ecrire l'Iliade impliquait de repartir de zéro.

7,5

8
Écrit par

Créée

le 4 mai 2025

Modifiée

le 4 mai 2025

Critique lue 11 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 11 fois

D'autres avis sur J'écris l'Iliade

Cochon de Michon !

La force de Pierre Michon, c'est évidemment le style. Raison qui m'amena à ouvrir une partie de ses romans, de Vies minuscules aux Onze en ant par La Grande Beune. Je retrouve ici cette puissance...

Par

le 4 mai 2025

Du même critique

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

Par

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

Par

le 17 janv. 2024

17 j'aime

3

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

Par

le 4 déc. 2019

17 j'aime

10