Le dernier livre de Laurent Binet ne déçoit pas le lecteur alléché par un pitch qui annonce une uchronie osant parler d'autre chose que de la victoire de la seconde guerre mondiale par les puissances de l'Axe. Ceux qui ne connaissent rien aux jeux de stratégie auquel le titre semble faire référence n'auront pas de problème pour suivre ; quant à ceux qui n'ont pas envie de réviser un programme d'agrégation sur le XVI ème siècle, ils devraient s'en sortir sans effort dans la mesure où ils recherchent un plaisir de lecture et non pas la satisfaction mesquine de coincer un agrégé de lettres sur un programme d'histoire.
L'enthousiasme est au rendez-vous dès le premier embarquement. Le texte d'une saga islandaise mène en drakkar jusqu'à Cuba et un autre relate, quelques siècles plus tard, le voyage à bord d'une caravelle de Christophe Colomb atterrissant dans la Caraïbe. Le ton est juste qui traduit les tournures et les styles respectifs du vieux nordique comme du castillan. L'histoire est fausse qui invente à l'envi des éléments déclencheurs (les Vikings introduisant vers l'An Mille le fer et le cheval ainsi que les germes permettant de fabriquer les anticorps) justifiant ainsi une suite fictive aboutissant au fiasco des colonisateurs venus du Levant. Pourtant la vraisemblance n'a que peu d'importance tant ces croisières qui peuvent être effectuées sans sortir de sa chambre s'avèrent au moins aussi palpitantes que celles qu'essaient de vendre aujourd'hui des voyagistes proposant de naviguer avec des conférenciers savants à bord.
Il faut reconnaître que l'élan de ces deux excellentes premières parties est nécessaire pour avaler sans perdre trop de vitesse le gros morceau de l'œuvre (environ les deux tiers du texte) qui pourrait étouffer un adepte du Dieu cloué ayant traversé l'aventure en lambinant. Réduit à ce cœur du projet d'histoire contrefactuelle qui imagine les transformations en Europe en ajoutant une dynastie venue d'ailleurs, le récit serait indigeste, voire discutable pour de nombreuses raisons trop longues à exposer. La principale étant que l'introduction d'une dynastie venue de Cuzco et entrant en compétition avec d'autres familles telles que les Habsbourg, les Valois, les Tudors et autres Médicis ne change pas grand-chose ici au résultat des courses : la " civilisation " des adeptes du dieu cloué continue son petit bonhomme de chemin malgré quelques problèmes vénériens (ils finiront bien par inventer la pénicilline...) et elle ne sombre pas dans la quasi disparition comme ce fut le cas pour l'Amérique post-colombienne. S'il fallait évaluer la force politique du propos, on serait en droit de s'interroger sur le caractère réparateur de cette vision mais, pour ceux qui ne se seront pas enlisés dans " les chroniques d'Atahualpa " et qui ne rechigneront pas sur l'absence d'originalité d'une mentalité Inca dans les comportements d'Atahualpa et de ses frères, la quatrième et dernière partie consacrée aux " aventures de Cervantès " offre une fin plus accessible et non moins lettrée (le pastiche de Don Quichotte fonctionne bien), un peu déconnectée de la frénésie inventive de ce qui précède et permettant de terminer paisiblement, dans la tour de Montaigne, une lecture qui ne doit pas s'éterniser pour porter ses effets.
La réussite de ce livre épatant ne tient pas tant au notable effort de documentation et au talent d'écriture de l'auteur qu'à cette construction originale qui encadre un projet qui pourrait autrement paraître un peu lourd.
PS: remerciements à François Béranger pour le titre de cette critique.