Pauvre, pauvre Yu Suzuki, quand on y pense. Des années de conception, l'un des budgets les plus pharaoniques de son époque, et pourtant Shenmue n'aura généré qu'un "petit" succès d'estime sur une console dont la disparition était d'ailleurs presque déjà annoncée. La huitaine de GD-rom de la série traîne toujours dans ma collection, ne recueillant de temps en temps qu'un modeste signe de déférence en mémoire de ce qui aurait pu, de ce qui aurait dû devenir ce que sont les Yakuza aujourd'hui ; mais qui a payé plein pot l'échec de la Dreamcast autant que l'historique tiraillement de Suzuki, ce génie du jeu vidéo qui en fut un précisément parce qu'il n'aimait pas trop les jeux vidéo.
J'ai aimé Shenmue, mélange entre simulateur de vie, jeu de combat et aventure en monde ouvert prenant place dans des lieux asiatiques inspirés de la réalité. Son premier, son deuxième, jusqu'à son troisième épisode même, lequel sortit pourtant 20 ans après dans un mélange de douleur et d'indifférence pour se retrouver soldé à trois euros quelques mois plus tard. J'ai aimé Shenmue, parce que c'était un jeu vidéo qui ne voulait pas en être un. Il y avait quelque chose d'avant-gardiste dans sa volonté entêtée de sortir des tropes du média tout en lui rendant hommage ; un paradoxe qui le rendait profondément attachant, sans doute d'autant plus venant du cerveau d'un des plus grands génies de l'arcade, sur une console principalement dédiée à l'arcade. Loin de l'intensité d'un Space Harrier ou d'un Outrun, Shenmue trouvait son rythme dans la répétition des gestes du quotidien, dans ses flâneries citadines, ses conversations badines avec les voisins ou les commerçants, son lent jeu de piste vers une hypothétique vengeance que la cinématique d'introduction du premier jeu posa comme enjeu majeur avant de l'éloigner toujours plus - en 2024, Ryo Hazuki n'a toujours pas mis la main sur Lan Di, l'homme qui a tué son père, et d'ailleurs, il ne sait toujours même pas pourquoi il l'a tué. Si ça, ce n'est pas du cliffhanger...
Et puis, voilà, Shenmue, comme Yu Suzuki, se sont effacés ; la Dreamcast est morte comme elle était née ; et Sega, qui n'est apparemment pas le dernier des fils de pute, s'est dit : "Tiens ! Cette super série créée par l'homme qui a bâti une grande partie de notre succès, arrêtons-là, dégageons l'homme aussi, et refaisons Shenmue pour qu'il marche vraiment". C'est-à-dire que Yakuza doit être une série multiple, qui embrasse toutes les facettes possibles du jeu vidéo en général, puisqu'il se déroule dans la vraie vie ; et que, comme cette vraie-vie là est multiple dans sa nature même, Yakuza doit l'être aussi, ce sera une série drôle, palpitante, sérieuse, tragique, débile, énervante, déprimante, hilarante, perverse, touchante, ionnante et il en reste un peu, je vous le mets quand même ? Et on peut dire que Sega a vu juste, la série Yakuza étant aujourd'hui composée de 72 000 épisodes (recensement INSEE) qui fait bander l'intégralité du monde vivant ; j'en veux pour preuve qu'en dépit qu'il sorte 40 jeux par jour depuis des années, l'intégralité du monde de la presse, du podcast et du streaming e sa vie à chroniquer la moindre sortie d'un épisode de cette série. En 2024, il existe plus de jeux Yakuza que de jeux Call of Duty. "On vit dans une société."
Qu'on soit d'accord : Yakuza, c'est bien. Mais Yakuza, c'est aussi une vidéo TikTok de 60 heures. Et c'est un peu fatigant, même en étant endurant : 60 heures de switch permanents de personnages, de tonalités, de gameplay, d'objectifs, c'est quelque chose. Ici, on joue untel ; plus loin, on joue son copain. On a pris ses marques dans telle zone ; le scénario nous emmène de force dans une nouvelle zone. On maîtrise un style de combat : adios, ton nouveau personnage n'en dispose plus. La quête de Kiryu devenait attachante et compréhensible après un prologue de 8 heures : tiens, voici Majima. Tu dois de venger de ton mentor ; mais as-tu pensé à acheter des maisons et à collecter les loyers ? Un horrible bonhomme t'a trahi et colle des gnons à une jeune fille en détresse, mais est-ce que tu n'en profiterais pas quand même un peu pour aller customiser ta voiture de course ou t'acheter une queue de billard à la boutique de cadeaux ? Tu es dirigeant d'un bar à hôtesses ; il y a un restaurant dans lequel tu dois manger pour recharger ta vie après un combat contre des hommes en noir, mais cinq quêtes secondaires enjolivées de quatre trilliards de lignes de dialogue non accélérables te séparent de ta destination, sachant que tu devras derrière aller jouer aux fléchettes avec tes copains avant d'aller sauver une jeune fille aveugle, tandis qu'un mec en slip qui danse au milieu de la rue te demande de ramasser par terre des cartes à jouer de strip-teaseuses pour faire monter sa jauge d'amitié : que faire ?
Yakuza 0 m'a fait vieillir de 85 ans. Je suis aujourd'hui vieux et acariâtre, vivant d'une modeste pension à cause de tout ce temps é à réaliser des quêtes secondaires et à regarder des cinématiques qui m'ont demandé de quitter mon emploi, de m'enfermer chez moi à double tour et de regarder sur Youtube pendant l'équivalent de cinq années de chien les résumés des soixante-quatorze épisodes suivants, qui suivent un fil chronologique précis et doivent être joués dans un certain ordre. Je suis bien content d'avoir complété les 860 quêtes secondaires du tout premier épisode, d'avoir é une douzaine d'heures à me construire une jolie voiture de course miniature (je suis très fier de la couleur et de ce moteur turbo chopé dans la droguerie du quartier). J'ai amassé la thune de mon empire immobilier, j'ai envoyé des gonzes en expédition pour ramasser des bâtons et des bouts de scotch rares, j'ai regardé un tas de vidéos soft-porn, j'ai éclaté la gueule de cinq quintillions de loubards me poursuivant dans les rues les plus dangereuses du monde au milieu des touristes qui font leur shopping, j'ai demandé à un vieux pervers d'arrêter de renifler des sous-vêtements féminins, j'ai tapé dans mes mains pour encourager mon pote au karaoké, j'ai bouffé des sushis, j'ai acheté une sacoche de secours pour éviter de me faire voler mon pognon par un gros baraqué qui me secoue comme un prunier dès qu'il me croise, j'ai rencontré des mecs méchants qui étaient en fait gentils et des mecs gentils qui étaient en fait méchants, j'ai aidé une fille aveugle qui allait se faire tabasser, j'ai engueulé des gosses qui se moquaient d'un pauvre gars qui n'avait pas de copine, j'ai dépensé des points de compétences à d'un autel gardé par un ninja avec un masque de clown, j'ai vendu des assiettes en porcelaine chez le prêteur sur gages, j'ai embauché un chanteur de hard-rock pour qu'il aille collecter les loyers de mon empire immobilier.
Je suis fatigué, si fatigué. Je repense au village de montagne de Shenmue 3. Aux parties de Space Harrier de Ryo Hazuki, qui n'avait que ça à faire pour er le temps. Cette ville de néons m'agresse la rétine. La modernité n'est pas pour moi. Je veux juste me promener, discuter et me battre. Mais merci quand même, Yakuza. Et surtout merci à toi, Yu Suzuki ; je sais que quand j'aurai envie de mon Shenmue-like, je retournerai sur Shenmue.