L'adolescence du JRPG

Pour une fois que je me dis qu'un mouvement de foule peut m'apporter du bonheur, je suis percuté de plein fouet par le train non pas de la hype, mais de mon indécrottable esprit critique.


Expedition 33, le jeu de tous les superlatifs, 30 devs junior anciens d'Ubi qui font la nique à toute l'industrie du triple A en vendant par millions un double A, français, quelle belle histoire ! Une histoire sans doute plus belle que celle du jeu, à n'en point douter et qui a le mérite de démontrer une fois encore que les joueurs en ont plein le dos de la frilosité des géants du domaine.


Le départ du train

Sur la forme CO: E33 est un JRPG tout ce qu'il y a de plus classique à ceci près que son contexte n'est pas un univers d'heroic/dark-fantasy sauce nippone mais un monde onirique placé sous le signe de la de la Belle Epoque. Tout exhume ce parfum, la direction artistique est française jusqu'au bout des easter eggs et ne s'en excuse pas. Comme d'autres œuvres, le parti-pris créatif de ce jeu est louable, c'est effectivement un univers peu commun pour un jeu vidéo, encore plus pour un JRPG à ma connaissance.


Il y a en plus un effet "Wow" qui est très bien amené, chaque zone est une occasion de regarder un peu le paysage et de se rendre compte que décidément, ce n'est pas commun du tout, et qu'en plus, c'est vraiment très beau. L'originalité des designs audios, musicaux et visuels fait vraiment du bien dans un monde où les copies de copies de copies sont monnaie courante. E33 n'essaie de singer personne aux yeux et aux oreilles des joueurs, c'est une authentique création.


Les personnages principaux, sans être d'une originalité folle, sont animés de manière assez réaliste (je parle des visages et de l'attitude dans les dialogues, pas des combats), chose assez peu courante pour un genre coutumier des exagérations. Enfin, mention spéciale pour l'aspect général des protagonistes : crades, couverts de boue et de sang (voire carrément hémorragiques en combat), ils portent sur leur aspect le cadre de la quête : un monde inconnu, menaçant où 67 générations de corps expéditionnaires ont perdu la vie. Un monde de violence et de mort qu'on ressent jusque sur les vêtements des héros, c'est chouette. Avec, comme dans des JRPG classiques, des PNJ plus légers (ici les Gestrals) qui donnent une touche plus douce à l'ensemble.


Le JRPG en question

Je confesse n'avoir que peu d'expérience en JRPG, n'ayant achevé que Chrono Trigger et Tales of Phantasia. Il ne reste sur ma liste que Final Fantasy 6 et 7 pour achever le quatuor classique de l'époque 90s qui sert de base à toute la grammaire postérieure de ce genre. En conséquence, il est probable que pas mal des points qui font mouche chez les laudateurs d'E33 ne loupent complètement leur cible sur mon historique de joueur.


Eclectique, je n'ai que quelques types de jeux fétiches (Beat'em all, jeu de baston 2D, rogue-lite, FPS) qui n'ont plus aucun besoin de faire leur preuve auprès de mes grands doigts de joueur quarantenaire. Ma politique pour tous les autres genres a toujours été de ne jouer qu'aux meilleurs (Most Wanted pour la course arcade, Top Spin pour le tennis, Chrono Trigger pour les JRPG...), raison de ma venue sur Lumière.


Alors forcément, c'est le revers de la médaille de la publicité, avoir entendu partout des louanges sur l'écriture foooooooOOOOOOOOOoooooormidable des gens de SandFall, sur le caractère absolument novateur et/ou fun des combats... Après avoir joué à Disco Elysium et Baldur's Gate 3 récemment, c'est... Comment dire ? J'ose : trop.


GOTY partout, malice nulle part.

Je comprends bien le contexte dans lequel cette hype prend racine : les gros éditeurs sont sous les feux de la critique pour des commentaires pas malins sur les joueurs, les jeux et de manière générale le jeu vidéo dans son ensemble, beaucoup ont compris que ces produits sortis d'industrie avaient moins à voir avec la création d'œuvre qu'avec des lignes Excel d'un service comptable, des Powerpoint d'un service marketing et des check-listes de je-ne-sais-quel-actionnaire. Le problème est le même dans le cinéma.


Et ces joueurs à qui l'on a dit depuis 10 ans au moins que leur goût du tour par tour était obsolète, lorsqu'on leur donne non seulement un JRPG, mais un JRPG avec TOUS les codes du JRPG classique, que font-ils ? Ils sont heureux, très heureux de goûter aux memberberries de gameplay.

Des combats qui se lancent et téléportent les protagonistes ailleurs sur la map ? MAIS C'EST EXCELLENT ! Un terrain absolument inutilisable dans les combats ? MAIS C'EST PARFAIT ! Des boss optionnels sacs à PV qui turbo-massacrent ton équipe en deux attaques de suite ? MAIS TROKOOL J'ADORE ! Une animation de mort qui dure des plombes et te montre la suite de 154789 coups de l'enchainement du boss sur ton cadavre encore chaud ? SHUT UP AND TAKE MY MONEY !


Vous l'aurez compris, je ne suis que modérément fan de choses qui étaient pour beaucoup des facilités de design ludique à une époque ancienne (typiquement, le décor toujours le même où l'on affronte les mobs, plus simple à programmer et à optimiser) qui n'ont plus grand sens aujourd'hui. Hommage pour certains et paresse pour d'autres, je ne comprends pour ma part pas vraiment l'enthousiasme à charger ma sauvegarde après une cinématique de 30 secondes qui est certes stylée la première fois mais carrément lourdingue à la trentième tentative de tuer cet enfant de salaud de Dualliste.


On retrouve aussi le cliché du back-tracking obligatoire pour choper toutes les améliorations, un concept qui me fatigue rapidement dans les Metroid-vania (raison pour laquelle je ne pense pas faire Hollow Knight un jour, la map globale me donne des montées d'angoisse) mais aussi le fameux "si tu n'as pas parlé à l'intégralité des Jean-clodo du village, tu as certainement loupé l'épée LA PLUS FORTE DU JEU" que je ne peux trouver fun. Si encore il y avait du dialogue, de la mise en place, mais rien. Trois phrases qu'on e en appuyant sur un bouton comme dans un visual-novel, des choix faméliques de réponses, et une fois sur un million, un PNJ du pif qui nous donne un item absolument cracké. Ce qui serait ok, si parler avec les autres étaient intéressants, là c'est absolument mécanique, il n'y a aucun intérêt aux dialogues avec eux, à part quelques sourires rares mais présents. Au camp, même si ce n'est pas Maelle que l'on joue, c'est tout de même elle qui se mettra à écrire lorsque l'on choisira d'écrire dans le journal de bord...


Oui, E33 a une vision très claire : c'est un Persona avec une skin Dishonored et un brin de Matrix qui ne fait aucun compromis sur d'une part, la direction artistique, d'autre part, une orthodoxie radicale concernant les codes du JRPG. Et c'est, à mon humble avis bien dommage que la prise de risque ne touche absolument aucun cheveu du vieux crâne du genre, il en aurait bien besoin, surtout après un Baldur's Gate 3 absolument virtuose. Certes, c'est un CRPG, mais un RPG tout de même ! Et quant à l'écriture des personnages, ou même de l'histoire, j'ai pu lire ailleurs qu'enfin, le JRPG avait son jeu adulte. Je regrette mais si c'est cela que les mordus du genre appellent "l'âge adulte", je suis au regret de vous dire que l'on est mal barrés pour la décennie qui vient. Au mieux, le jeu est un adolescent : mièvre, traitant tout de manière très émotive et laissant peu de place à la réflexivité.


Les musiques, somptueuses au demeurant, viennent tenir le rôle des rires enregistrés dans les sitcom AB : elles indiquent au joueur l'émotion qu'il doit ressentir à ce moment de l'histoire. Et que je te mets du violon et de la voix d'opéra pour marquer les plans larmes, et que ça vocode/électro en combat... C'est aussi subtil qu'une pelleteuse, ça jure parfois à cause du mixage du son, c'est dommage, l'ensemble aurait gagné à un peu plus de mesure et moins d'explicite.


Deux incises

Premier point connexe : il existe deux manières (au moins) de moderniser une formule d'un genre de jeu vidéo (prenons le beat'em all) :

  • La première consiste à être le bon élève : mettre tout ce que les gens rêvaient de voir dans un jeu de ce type, mais avec des moyens modernes. Le meilleur représentant de cette école, c'est le dernier Tortues Ninja de Dotemu (ou Streets of Rage 4). Un mode Survie, une carte du monde, des collectibles, des défis, une finition parfaite, des clins d'œil à tous les univers de la franchise, bref, tout ce que les joueurs qui avaient arpenté TMNT 4 (ou Streets of Rage Remake et probablement d'autres titres) avaient rêvé d'avoir à l'époque. Tout cela sans changer un iota de jouabilité structurelle.
  • La seconde consiste à être artiste, c'est à dire digérer ses influences et donner une interprétation personnelle de leur synthèse. Sifu est de cette école de kung-fu : impossible de lui dénier le genre qui est le sien MAIS, impossible d'y jouer comme l'on jouait à un Final Fight, sous peine de vieillir/mourir en boucle. La sensation de flot procurée par le système de combat ressemble à des bribes de ce que les joueurs pouvaient ressentir en comprenant les patterns des ennemis dans n'importe quel Streets of Rage. Une adaptation du gameplay qui fait varier la perspective du joueur sans en saper les bases : mettre des manchons à des gens hostiles dans la rue, c'est amusant.

Second point, les prémisses qui soutiennent le genre du JRPG sont connues. D'abord, on a le jeu de rôle papier (D&D en tête) adapté dans nos contrées sous la forme de jeu vidéo sur ordinateur. Je ne sais plus si c'est Ultima ou un autre, mais je sais que le JRPG s'est inspiré de ces premières adaptations. Du jeu de rôle papier, si l'on creuse, on peut retenir deux mécaniques principales :

  • Le "théâtre" d'improvisation : un match entre l'imagination du MJ et celle des joueurs
  • Le cadre des règles qui contiennent cet affrontement : niveau, équipement, dés, score, etc.

Dans une première phase, le CRPG n'a singé que la seconde partie, contraint par la technique de son époque qui limitait ses mouvements mais dès qu'il a pu s'en affranchir, les meilleurs de sa catégorie se sont empressés d'y remettre la première qui n'avait jamais cessé de les fasciner. Fallout en est le meilleur exemple, jeu dans lequel on peut résoudre le combat final par le dialogue de manière cohérente avec l'univers créé ! Baldur's Gate 3 en a donné un aperçu fidèle et particulièrement bien intégré.

Il me semble que de leur côté, les JRPG n'ont pris que la seconde partie sans se soucier de la première, pariant sur le fait que certaines bonnes histoires allaient pallier à l'absence de ce qui faisait le sel des jeux de rôles sur table : l'opposition du MJ avec les joueurs. D'où des fulgurances comme FF6 ou 7, Chrono Trigger, Live-a-Live qui shuntent le possibilité du choix par une histoire épique et correctement écrite (ce qui n'était pas le cas généralement). Les mécaniques de leveling, loot et autres étant des boucles de jeu appuyant sur les circuits dopaminergiques plutôt que sur les réflexions profondes (on imagine pas vraiment grinder dans un Disco Elysium, un Fallout, un Baldur's Gate 3 ou... un jeu de rôle papier !).


Expedition 33 se situe dans les deux cas dans ce qui à mon sens ne va pas dans l'interprétation de l'essence même du considéré. C'est un bon élève qui n'a pris du genre "RPG" que les mécaniques... mécaniques (en opposition à organiques) de la formule, les stats, les pouvoirs, les niveaux, les boss, le tour par tour, sans proposer autre chose qu'une bonne histoire pour pallier à son absence totale de choix. C'est un jeu vidéo qui penche plus vers le jeu de rythme que vers un miroir à introspection, là où BG3 nous propose de liquider nos comparses à notre campement dès son Acte 1.


Une question de mesure

Les créateurs l'ont dit, ils se targuent d'avoir tout rendu intra-diégétique dans leur jeu. Chiche ! Quid du niveau de relation qui ne peut QUE s'incrémenter et ne diminue pas même si le protagoniste change ? Quid des motivations d'un personnage présenté comme traître qui ne sont jamais questionnées ? Quid du fait qu'un personnage soit littéralement un dieu mais se contente de trivialités banalement humaines ? Quid des phases de plateforme où parfois on peut tomber dans le vide et parfois, non, parce que... C'est comme ça ?! Quid du portail final qui change de destination parce que... Voila !


Expedition 33 avait tout pour être un grand jeu, pas un bon jeu. Il avait les clés, il avait la vision, il avait les moyens. Mais ses créateurs ont choisi d'être malins plutôt que profonds. Cela se voit dans l'épisode des Termes auquel ils ont participé : ils refusent de donner l'interprétation finale des fins différentes pour que les gens en parlent (l'école Lynch dite "sans burne"). Parce qu'on ne sort du flou qu'à son désavantage, parce que cela fait de la publicité gratuite sur Reddit, et probablement parce que cela permet de simuler la profondeur alors que n'importe quelle personne à peu près correctement émotionnellement outillée peut saisir tous les enjeux de l'histoire. De la fame et de la hype à peu de frais alors qu'ils pouvaient tutoyer l'excellence et s'asseoir à la table des plus grands, non en termes de vente, mais en termes d'art et de création.


Pour des gens mettant autant en avant le méta-discours sur le rapport créateur/œuvre, c'est tout de même un peu ironique. La direction artistique et l'apparente profondeur n'y change rien, Expedition 33 est un bon jeu, mais pas le jalon artistique qu'on en dit. Il va probablement changer la face de l'industrie, mais n'aura rien apporté à son art et vu les capacités créatives de ses géniteurs, on aurait, J'AURAIS aimé qu'ils se foulent un peu plus, ils en avaient les moyens.

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le 13 mai 2025

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CharlesdeBatz

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