Les adaptations du dramaturge Tenessee Williams sont nombreuses au cinéma, et son seul nom doit résonner comme un avertissement pour le spectateur : attention, hybris en vue.
L’auteur s’est toujours délecté à enfermer dans un espace retreint des personnages liés malgré eux, par le sang ou la ion, dans une relecture de tragédies ou les névroses auraient remplacé les dieux vengeurs.
En résulte des drames excessifs et des rôles sur démesure pour performances mémorables : Marlon Brando explose ici, alors qu’il l’a déjà fait sur les planches pour la même pièce, mise en scène par Kazan lui-même.
La quasi unité de lieu pourrait figer le film dans un carcan qui le limiterait à du théâtre filmé ; c’est pourtant par son génie du lieu que l’œuvre s’affranchit le plus du texte, qui, lui, reste très littéraire et parfois un peu factice.
Kazan met en place un intérieur et ses premiers abords, notamment cette superbe descente d’escalier qui aura une double fonction, dans l’ouverture et l’épilogue, symbole des violences conjugales et de la raide voie de fuite qui peut s’offrir aux victimes. Les lieux sont sculptés par une lumière d’une densité rare, dans une décrépitude de laquelle semble sourdre des émanations vénéneuses propices aux dérives des occupants. Un écrin pour ce couple sous la coupe d’un fauve violemment sensuel et rustre, interrompu dans un son morne quotidien par l’arrivée de la sœur qui va teinter de délires violents et mythomanes un fragile équilibre qui n’en demandait pas tant.
Vivien Leigh, qui obtiendra ici son second oscar après celui d’Autant en emporte le vent, ne fait pas dans la dentelle, et on a du mal à déterminer si l’irritation qu’on a à la subir est à attribuer à la comédienne ou à son personnage. On pense de temps en temps à la personnalité de Norma Desmond, jouée par Gloria Swanson dans Sunset Blvd : une sorte d’héroïne d’un âge d’or révolu du muet, toute en théâtralité excessive, cultivant sa propre mythologie à laquelle personne d’autre ne croit. Le délitement de l’atmosphère, accentué par une ambiance visuelle qui vire au cauchemar (brume dans la rue, lumières crues à l’intérieur) se fait donc au diapason de ses délires, et de sa fragilité croissante à mesure que son beau-frère met au jour ses contradictions et ses failles.
Le huis clos vire donc à l’entre-dévoration de fauves aux forces et rugissements inégaux. Et à ce jeu, Brando est impérial, dévastant tout sur son age parce que, tout brutal et impulsif qu’il soit, sait moduler et jouer d’un charme véritable, quand celle face à lui est beaucoup plus lisible. On a tout dit de la puissance magnétique, animale et sensuelle qui se dégage de son personnage. Le génie de cette brutale irruption est de mettre toutes ces aptitudes au service d’un personnage qui n’a rien du jeune premier, et qui effraie autant qu’il séduit.
On sort un peu sonné de la cage, par la course à la performance, mais aussi des accumulations d’écriture (la liste assez laborieuse des traumatismes expliquant l’état de Blanche, notamment) et une trajectoire tragique un peu trop balisée. Il n’empêche : le cinéma a bien eu son mot à dire dans cette adaptation à l’écran ; et il aura bien d’autres morceaux de bravoure sous la coupe de ce monstre sacré qui vient de naître.
(6.5/10)