Lorsqu’il sort ce nouvel opus, Andersson compte sur la connaissance de son œuvre par les spectateurs : le carton initial annonce ainsi qu’il s’agit du dernier volet de sa trilogie, et le titre général de son triptyque consacré à « comment être un être humain ».
Il s’agit donc de retrouvailles qui n’étonneront pas les familiers de son œuvre, composée de plans fixes accumulant des sketches qui peuvent n’avoir aucun rapport les uns avec les autres, et donnent à voir un regard absurde et poétiquement désespéré sur le monde. La redondance est évidente, et parvenu à ce stade, le spectateur averti est devenu un véritable disciple du cinéaste, éduqué dans son regard sur les tableaux à la composition implacable, dans l’attente d’un lent mais décisif mouvement, et d’un patient tissage d’échos entre des séquences qui forment un tout savamment élaboré.
Il est aussi question de traquer les évolutions possibles par rapport aux deux volets précédents, histoire de définir si le créateur radote, ou s’il renouvelle son propos. Sur le fond, l’idée reste la même, et la nouvelle galerie de personnages reste cette humanité décatie, blafarde et accusant ivement les coups de boutoirs d’un système absurde, ou des « rencontres avec la mort », pour citer un des cartons introducteurs. Sur la forme, quelques modifications sont notables. Outre la fixité absolue de tous les plans (là où Andersson en adoptait de très rares auparavant), l’écriture est plus récurrente, notamment à travers ce binôme de vendeurs de farces et attrapes qui reviennent régulièrement dans les séquences et dont on peut réellement suivre la trajectoire, entre dépit, dépression et tentative de renouvellement.
Les visuels font eux aussi montre d’une ambition plus grande : la photo, superbe, accentue encore la brillance d’un univers urbains dont on peine à déterminer s’il est reconstitué en studios ou non, dans une impeccable netteté sur toute la profondeur de champ ; mais c’est surtout la longueur des séquences et le nombre de figurants qu’elle mobilise qui renoue avec le caractère grandiloquent qui marquait Chansons du 1er étage (la scène du sacrifice, de l’aéroport, le plan final avec les silhouettes se levant dans le champ). Le bar devient ainsi le lieu d’une sorte de comédie musicale en 1943, où l’aubergiste se fait payer en baisers par les clients, avant d’accueillir, dans une autre séquence, Charles XII et ses 100000 soldats qui défilent de manière ininterrompue dans l’arrière-plan. À la dimension absurde de ces irruptions temporelles s’ajoute une ampleur assez irable, qui insuffle une poésie permettant de saturer le cadre et d’en faire exploser toute la dimension anxiogène.
C’est aussi l’occasion d’un retour du motif de la défaite, car nous assisterons au retour de l’armée dévastée, en parallèle de l’odyssée désastreuse de nos vendeurs dont l’humour préfabriqué ne fait rire personne. Les intérieurs deviennent ainsi proches de ceux d’un asile psychiatrique, et c’est dans un ultime rêve qu’Andersson retrouvera la noirceur de ses dénonciations, par l’invention d’une machine musicale se nourrissant de la combustion d’esclaves noirs violemment fouettés à l’entrée par des colons britanniques. La culpabilité du rêveur, qui était spectateur, avec une élite décadente, de ce génocide mélodieux, renvoie peut-être à cette question posée par le créateur lui-même face à tous les pantins qu’il malmène depuis 15 ans : « Est-ce qu’on a le droit d’utiliser les gens uniquement pour son propre plaisir ? » ; répète-t-il inlassablement. Pour le plaisir, non. Pour la poésie par l’empathie, probablement beaucoup plus.