Cannes, 1992. Sous les huées et les anathèmes, David Lynch vacille. Alors en odeur de sainteté auprès des critiques du monde entier depuis la palme d’or de Twin Peaks, Lynch déchante (il mettra cinq ans pour revenir au cinéma avec Lost highway). À la fois prequel et complément de la série s’intéressant aux sept derniers jours de Laura Palmer avant son assassinat, Twin Peaks: Fire walk with me sera plus que décrié par une majorité de festivaliers, puis plus tard par le public, en raison de sa violence et de sa noirceur (avant d’être réévalué, au fil des années, comme une œuvre essentielle dans la filmographie lynchienne). Là où la série jouait avec les codes du soap opera et du polar bizarre, le film plonge sans ciller dans l’horreur psychologique pure, abandonnant les tonalités parfois légères et décalées de la série pour un voyage sombre et oppressant à travers les tourments d’une adolescente, sorte de Lolita désaxée en proie à un désarroi existentiel proche de l’autodestruction.
Ce changement de ton et cette volonté de chambouler les attentes du public s’expliquent en partie par celle de Lynch de recentrer Twin Peaks sur le drame intime de Laura, personnage absent mais omniprésent dans la série. Qui la hantait même. Un fantôme. Une aura. Une image manquante, idéalisée et fragmentée. Le contraste entre le film et la série est immédiat (dès la fin du générique d’ailleurs, avec cette télévision détruite à coup de hache, façon de dire que le film e définitivement à autre chose, que la série ne sera plus qu’un souvenir réduit en morceaux). Adieu donc délicieux mystères et humour absurde, drames multiples et personnages farfelus. Lynch et son scénariste Robert Engels optent pour une atmosphère sinistre (la première demi-heure à Deer Meadow, décalque moribond de Twin Peaks) et angoissante pour explorer la double vie de Laura : étudiante modèle le jour, toxicomane et victime de violences sexuelles la nuit.
Mais cette dualité n’est, évidemment, jamais traitée de façon manichéenne. Pas de ça chez Lynch. Lynch en fait le miroir d’un traumatisme profond, celui de l’abus incestueux, incarné par la figure changeante de Leland Palmer/Bob, père, époux et incarnation d’une entité maléfique surgie d’un inframonde aux longs rideaux rouges. Cette piste de lecture, entre dissociation mentale (Laura) et possession démoniaque (Leland), vient constamment brouiller la frontière entre le mal intérieur, domestique, et d’autres forces extérieures n’hésitant plus à se manifester hors de leur dimension (la fameuse black lodge). Forces terrassantes, en même temps surnaturelles et aux racines profondément humaines (ce que confirmera la saison 3 de la série avec l’explosion de Trinity) telles des émanations oniriques du subconscient (nains, géants, pièces au sol rayé, portes ouvertes sur l’inconnu…).
Laura, nouvelle héroïne lynchienne semblant associer les personnalités de celles des œuvres ées (Dorothy Chambers, Sandy Williams et Lula Fortune), lutte pour et se confronte à son destin, chaque jour malmenée, dans un environnement familial et social toxique, par ces hommes qui cherchent à la posséder totalement, sans contestations et sans limites (père, petits amis, dealers, proxénètes…). Le film a quelque chose d’un long requiem l’accompagnant jusqu’à une forme de délivrance, de rédemption, mais qui erait par sa mort (au son, précisément, du Requiem en C mineur de Luigi Cherubini), mort presque inéluctable puisque «prédite» par Dale Cooper quelques jours plus tôt. D’autant que la fin verra un ange, dans la black lodge, lui rendre grâce et pardon. La fin d’une innocence annoncée, sur fond de stroboscopes et de cris de terreur résonnant (et se perdant) dans une nuit aussi noire que les ténèbres.
Lynch, sur le plan formel, déstructure son film tout en conservant une parfaite linéarité dans le récit (il s’agit donc de remonter les sept derniers jours de Laura Palmer jusqu’à son meurtre). Lynch brise la narration en deux parties distinctes, mais raccordées (annonçant les œuvres doubles que seront Lost highway et Mulholland Drive), s’amuse de séquences énigmatiques (l’apparition de David Bowie) et de ruptures hallucinatoires, amplifie les distorsions sonores et étire certaines scènes jusqu’au malaise (le dîner chez les Palmer, la virée dans l’arrière-salle du Bang Bang Bar au son d’un slow rock traînant et hypnotique). Tout cela transforme le film en une sorte d’expérience émotionnelle et sensorielle, tapie dans les zones d’ombre de l’âme humaine, puis en émergeant comme on émerge d’un cauchemar.
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