Un premier constat s’impose : The Fabelmans est un film qui détonne dans le cinéma de Steven Spielberg, lui si habitué au grand spectacle porteur de grands enjeux humains ou historiques. Rien de tel ici. Le grand spectacle est absent, et si spectacle il y a, il est raccordé aux ficelles, aux trucages, aux balbutiements qui le composent ; il nous est donné à voir depuis les coulisses, un spectacle d’abord destiné à l’entourage direct, familial ou associatif, mais qui se charge progressivement d’une ambition supérieure à mesure que naît un réalisateur à part entière. Le récit alterne les séquences de conflits entre membres d’une famille juive pratiquante et celles représentant les phases d’élaboration, de tournage, de montage et de projection de films ; de ce croisement voit le jour un dilemme, celui qu’explicite l’oncle fantaisiste venu pleurer sa sœur disparue : tout artiste est un paria aux yeux de sa famille, destiné à la blesser, à la négliger, à la décevoir.
L’enjeu principal du long métrage consiste alors à interroger ce qui s’apparente à une vocation, à montrer les louvoiements d’un garçon qui, plongé dans une adolescence mouvementée – découverte de la sexualité, violences scolaires, déménagements à répétition qui en sont la métaphore –, doit faire un choix et, donc, accepter de décevoir ou de se décevoir lui-même. Spielberg présente la famille comme un espace de conflits, et le cinéma comme un territoire alternatif par le biais duquel accéder à la partie cachée du réel : le film de vacances se transforme, après isolement et montage des scènes, en preuve d’un adultère, changeant le jeune réalisateur en enquêteur des mœurs, en moraliste involontaire percevant par son art des aspérités du réel jusqu’alors insoupçonnées. Dès lors, faire du cinéma ne relève plus du hobby, rapprochement dégradant opéré par le père, mais d’une maturité plus grande ; c’est placer l’horizon ou en haut ou en bas, suivant l’adage de John Ford – l’homme maître du paysage ou écrasé par lui, grandeur ou petitesse de l’être humain.
La fascination de l’enfant pour la collision entre une locomotive et un véhicule, empruntée à un long métrage vu en salle, traduit une esthétique du choc inhérente au septième art, en ce qu’elle montre ce qui jusqu’alors ne l’avait pas été, en ce qu’elle donne accès à des zones du cœur et de l’esprit humains à défricher. Elle est liée aussi à l’interdit, puisque le père gronde son enfant pour avoir malmener des objets précieux, chers, fragiles. C’est là manquer deux choses : des jouets pour jouer, des jouets pour dire l’homme dans la relation conflictuelle qu’il entretient avec autrui. Nul hasard si le nom de la famille laisse entendre la « fable », orientée vers l’imaginaire comme l’est le nom du cinéaste, Spiel signifiant le « jeu » en allemand.
Cette réflexion sur la création convertit l’autobiographique en matière universelle ; nous regretterons alors que Spielberg ne parvienne davantage à s’affranchir de son histoire pour dynamiser des séquences plombées par des dialogues interminables qui écrasent tout, même la très belle partition de John Williams. Il s’avère plutôt paradoxal de chanter la grandeur du cinéma muet et de signer une œuvre aussi bavarde, dans laquelle tout doit être explicitée, expliquée au spectateur de peur qu’il ne comprenne. Peut se percevoir ici la peur d’un cinéaste devant un genre qu’il ne connaît pas vraiment, à savoir le drame intimiste, éloigné des blockbusters aux images éloquentes ; il ne peut alors s’empêcher de surligner au marqueur jaune ses thèses et utilise sa caméra de façon spectaculaire, loin du dépouillement attendu pour le genre investi. Par souci d’être reconnu, il applique le cahier des charges qui fait sa patte : plans opérant des rondes autour des personnages, caméra volatile qui e de l’intérieur d’un véhicule à l’extérieur... Cette tendance est conjurée un temps par les salves burlesques bienvenues, qu’il s’agisse de protagonistes caricaturaux – pensons à l’oncle ou à la fervente catholique soucieuse de convertir Sammy à Jésus – ou de la clausule géniale rassemblant John Ford et David Lynch sous la dénomination « plus grand(s) cinéaste(s) de tous les temps ». Spielberg referme ainsi son œuvre sur les notions de transmission et de partage, essentielles à sa pratique d’un cinéma hollywoodien fédérateur, famille de substitution créatrice de mille et une fables explorant nos angoisses, nos déceptions et la nécessité de (se) raconter.