« You ever been to the tail section ? » CURTIS

En 2004, Bong Joon-ho fréquente régulièrement une boutique de bandes dessinées située dans le quartier de Hongik, à Séoul. Ce quartier, réputé pour son dynamisme culturel et artistique, abrite de nombreuses librairies et galeries où se côtoient artistes et ionnés. C’est là qu’il tombe par hasard sur Le Transperceneige, une bande dessinée française qui le marque profondément.

Ce récit dystopique, imaginé par Jacques Lob, frappe immédiatement Bong Joon-ho par sa puissance thématique et visuelle. Il voit dans cette histoire bien plus qu’un simple divertissement : pour lui, c’est une allégorie du monde contemporain, une métaphore percutante des inégalités sociales et de la lutte des classes. La structure narrative du récit, où un héros tente de remonter un train abritant les derniers survivants de l’humanité, lui évoque une Arche de Noé moderne lancée à pleine vitesse à travers un monde glacé et inhospitalier. Convaincu du potentiel cinématographique de cette œuvre, il nourrit dès lors le projet ambitieux d’en faire une adaptation pour le grand écran.

L’intrigue repose sur une idée à la fois simple et redoutablement efficace : dans un futur post-apocalyptique où la Terre est plongée dans un hiver éternel, les derniers survivants de l’humanité vivent à bord d’un train gigantesque, lancé dans une course perpétuelle autour du globe. À l’intérieur, la société est stratifiée de manière brutale : les élites jouissent d’un confort luxueux à l’avant du train, tandis que les déshérités, entassés dans les wagons de queue, vivent dans la misère et l’oppression. Ce huis clos ferroviaire devient le théâtre d’une lutte désespérée pour la survie et la justice.

Après près d’une décennie de travail et de préparation, Bong Joon-ho parvient à concrétiser son projet d’adaptation et je contentera pas d’une adaptation fidèle.

En 2013, Snowpiercer sort enfin au cinéma, réunissant un casting international prestigieux, donnant le premier film en anglais de Bong Joon-ho.

Vivant à l’extrémité du train, dans des conditions de misère extrême, Curtis se fait le porte-étendard de la révolte qui va secouer ce microcosme social sur rails. Dès les premières minutes du film, son objectif est clair : remonter jusqu’à la locomotive pour mettre fin à la tyrannie exercée par Wilford, l’architecte du train. Le récit adopte une structure résolument linéaire et implacable. Chaque wagon franchi est une avancée vers l’avant, un pas supplémentaire vers un hypothétique espoir, mais aussi un sacrifice. Curtis est le seul à prendre des décisions, un choix de mise en scène qui accentue le poids de ses responsabilités. Son ascension ne se fait pas sans pertes : ses compagnons tombent les uns après les autres, et à mesure qu’il progresse, il se dépouille de tout ce qui le rattachait à son humanité. La mise en scène de Bong Joon-ho accentue cette tension avec un rythme haletant, où chaque nouvelle porte ouverte est une plongée brutale dans l’inconnu, empêchant le spectateur de souffler.

L’un des aspects les plus fascinants réside dans sa construction visuelle. Chaque wagon représente une classe sociale distincte, évoluant progressivement de la misère totale des derniers wagons à l’opulence insensée de la locomotive. Cette structure permet à Bong Joon-ho de se livrer à un véritable exercice de style, alternant les ambiances et les esthétiques avec brio. Au fond du train, la misère est filmée avec des tons ternes, une obscurité pesante et un cadre oppressant. La profondeur de champ est largement utilisée pour donner une impression d’étroitesse et d’enfermement. À mesure que Curtis et son groupe avancent, les espaces s’élargissent et les couleurs explosent, traduisant la richesse croissante de la population. On e ainsi d’un wagon-prison crasseux à une serre luxuriante, d’une école infantilisante à une boîte de nuit décadente. Chaque nouvel environnement est une surprise visuelle qui souligne le contraste absurde entre les différentes classes sociales, tout en illustrant le cynisme d’un système fondé sur l’inégalité.

Chris Evans, surtout connu à l’époque pour son rôle de Captain America dans le Marvel Cinematic Universe (MCU), suscitait quelques doutes quant à sa capacité à incarner un personnage aussi torturé que Curtis. Pourtant, il parvient à livrer une prestation saisissante, jouant avec une intensité rare un leader fatigué, rongé par le doute et le poids de ses choix. Son jeu repose sur une retenue expressive qui contraste avec les rôles plus flamboyants auxquels il était habitué. Sa transformation au fil du film est palpable : il commence en chef pragmatique, mais mesure à chaque perte ce que coûte réellement la révolution qu’il mène. Son visage se ferme, son regard s’obscurcit, jusqu’à la scène clé de son monologue final où il brise définitivement son image de héros infaillible. Cette confession déchirante sur son é dans le train (révélant les horreurs qu’il a dû commettre pour survivre) offre une profondeur inattendue à son personnage et achève de convaincre le spectateur de la puissance de son jeu d’acteur.

Si Chris Evans porte le film sur ses épaules, il est entouré d’une galerie de personnages secondaires qui, bien que souvent caricaturaux, servent efficacement le propos du film. Bong Joon-ho ne cherche pas nécessairement à développer en profondeur ces figures, mais plutôt à les utiliser comme des symboles du système social qu’il dépeint.

Tilda Swinton incarne Mason, une bureaucrate servile et grotesque, caricature de la soumission aveugle à l’autorité. Son interprétation théâtrale et exagérée, inspirée des dictateurs grotesques de l’Histoire, confère au film une dimension satirique marquante. Song Kang-ho et Go Ah-sung, dans les rôles de Namgoong Minsu et sa fille Yona, apportent une touche de mystère et d’humanité dans cet univers glacial.

La plupart des autres compagnons de Curtis sont destinés à disparaître au fil de la remontée du train, accentuant l’idée que cette révolution est avant tout une tragédie. Leur disparition rapide empêche toutefois une réelle attache émotionnelle, réduisant certains à de simples archétypes de la révolte sacrifiée.

La musique composée par Marco Beltrami accompagne parfaitement la tension et les variations d’atmosphère du film. Plutôt discrète dans les moments de calme, elle se fait angoissante et oppressante lors des scènes d’action. L’un des morceaux les plus marquants est Axe Gang, qui accompagne la scène où les héros affrontent un groupe d’ennemis armés de haches dans un tunnel plongé dans l’obscurité. Cette séquence, chorégraphiée avec une violence brutale et une tension presque insoutenable, est sublimée par une bande-son martiale et métallique qui souligne la sauvagerie du combat. À travers cette musique, Beltrami accentue le caractère primal et sacrificiel de la lutte que mènent Curtis et ses compagnons, rappelant que leur révolution n’est pas seulement politique, mais aussi physique et existentielle.

L’un des choix narratifs les plus audacieux réside dans son dénouement. Alors que le spectateur suit avec ferveur la montée en puissance de la révolte de Curtis, espérant voir un véritable changement une fois arrivé à la locomotive, la révélation finale brise toutes ses attentes.

On découvre que cette rébellion a été orchestrée de toutes pièces par Wilford et Gilliam, les deux figures d’autorité du train. Leur but : maintenir un équilibre cyclique en réduisant périodiquement la population des wagons de queue. Curtis, qui croyait se battre pour la liberté, n’a en réalité été qu’un pion dans un système qui se nourrit des illusions de révolte pour mieux asseoir son pouvoir. Ce retournement pose une question fondamentale absente de la bande dessinée originale : celle du libre arbitre. Était-il possible pour Curtis de choisir un autre chemin ? Sommes-nous condamnés à reproduire des cycles de domination et de rébellion ? Bong Joon-ho pousse ici son film vers une nouvelle réflexion, transformant ce qui aurait pu être un simple récit de science-fiction en une fable politique et existentielle glaçante.

Snowpiercer s’impose comme un film d’anticipation marquant, alliant un propos social acéré à une mise en scène virtuose. À travers sa narration implacable, ses visuels percutants et ses performances d’acteurs solides, Bong Joon-ho signe une œuvre qui transcende son postulat de départ pour interroger des thèmes profonds : l’injustice sociale, la nature cyclique du pouvoir et le déterminisme. Avec ce film, Bong Joon-ho prouve qu’il est non seulement un réalisateur au talent visuel indéniable, mais aussi un conteur capable de transformer une bande dessinée de niche en un manifeste cinématographique percutant et universel.

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Créée

le 2 mars 2023

Modifiée

le 24 mars 2025

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Steven Benard

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