Dès le premier plan, on sait qu’on a affaire à un poète du cinéma : cette perspective sur la jetée qui se perd dans l’horizon, et les deux amoureux, fuyant allègrement vers le fond de ce décor... On pense à Ozu. La scène suivante, un plongé vertigineux où le couple se fait arroser. Puis une course dans la ville, avant que ne lui succède une étourdissante et joyeuse poursuite dans les escaliers. Véronika regagne sa chambre, plan sur ses chevilles, puis sur un couloir, magnifique. Puis c’est au tour de Boris. Ce qui unit ces deux-là ? Leur manière de se jeter sur le lit.
La trame narrative est des plus classiques : la grande histoire - la guerre -, ret la petite histoire de ces deux jeunes tourtereaux et vient la perturber. Guerre et Paix. C’est bien son traitement esthétique qui en fait le chef d’oeuvre qu’on salue souvent. Inventaire à la Prévert de quelques joyaux qu’il recèle :
- l’ultime moment ensemble de Boris et Véronika, où cette dernière s’enveloppe le visage d’un rideau à dentelles ;
- en plongée, Véronika se faufilant entre les tanks ;
- la longue scène du point de ralliement, où Véronika appelle son Boris en vain dans la foule ; première scène de foule, filmée soit derrière les barreaux de l’école, soit au ras des visages de la foule (on perd Boris puis le retrouve après quelques tranches de vie... idem ensuite avec Véronika qui se contorsionne pour se frayer un chemin dans la foule compacte) ;
- juste après, ellipse, Véronika essaie d’obtenir des nouvelles : après avoir étiré le temps (scène très longue du départ de Boris), Kalatozov le compresse ; j'aime toujours ce traitement très "littéraire" du temps au cinéma
- en sortant de la cabine, les barricades se reflètent dans un sol lisse et translucide comme un lac... auquel l'eau dans laquelle patauge Boris un peu plus tard fera écho ;
- nouvelle scène d’escalier, qui répond à la première : c’est à présent Veronika qui monte les marches 4 à 4, bravant les flammes pour découvrir son appartement en lambeaux : seule subsiste une horloge qui pend dans le vide, magnifique idée ;
- c’est ensuite la célèbre scène de l’attaque aérienne, où Marc va faire craquer Véronika ; superbe travail sur le son, les sirènes se mêlant au piano déchaîné de Marc... après avoir giflé Marc maintes fois sans que celui-ci abandonne, elle se rend, sans doute accablée par trop d’émotions... et la scène s’achève sur les pieds de Marc avançant sur les éclats de verre ;
- à quoi répond la marche de Boris dans la flotte, au front ; un peu plus tard, les hauts bouleaux qui tournoient alors que Boris est sur le point de mourir sont mémorables ;
- le gros plan sur Véronika, alors que Fyodor, dans la salle des grands blessés, fait sa harangue sur les femmes qui sont infidèles, est particulièrement judicieux ;
- la scène de la tentative de suicide de Véronika est impressionnante par son montage, frôlant l’abstraction ;
- la composition du plan où Fyodor somme Marc de s’expliquer est digne d’Orson Welles : Fyodor et Marc en premier plan, Véronika dans les escaliers en fond, Irina en haut... géométrique !
- enfin, il y a la scène finale, deuxième scène de foule, filmée cette fois caméra à l’épaule : « la plus belle scène de l’histoire du cinéma » selon Lelouch, tout simplement ! la détresse de Véronika, à qui Stepane confirme la mort de Boris, au milieu de la liesse générale, est poignante - et l’on pense bien sûr à la scène finale des Enfants du Paradis. Mais le film s’achève sur une note optimiste : Véronika distribuant ses fleurs, c’est la possibilité qui s’ouvre d’un nouveau départ, comme le clame en contrepoint le discours de Stepane. La petite histoire ret la grande.
Mais c’est presque chaque scène qu’il faudrait évoquer tant les plans sont quasiment tous soignés, inventifs. Évoquons aussi l’extraordinaire Tatiana Samoilova, dont le jeu empreint d’une mystérieuse détermination évite toujours le pathos.
On pourra critiquer la maigreur psychologique des personnages (pourquoi Boris part-il à la guerre ? pourquoi Véronika épouse-t-elle Marc alors qu’elle aime toujours Boris ? et ce Marc, qu’a-t-il dans le ventre exactement ?). Mais l’essentiel n’est pas là : nous sommes bien en présence d’un pur objet de cinéma. Qui nous donne à ressentir essentiellement un sentiment : la culpabilité, rongeant Véronika. N’est-ce pas cette culpabilité, plus que l’amour, qui lui fait espérer à tout prix que Boris est vivant ? Une hypothèse qui nous éloigne du mélodrame bêta pour nous amener sur le terrain, très russe toujours, de Crime et Châtiment. A voir, à revoir, à re-revoir, autant de fois que eront les cigognes.