L’écart naval des animaux.

Un premier plaisir : voir Ma Loute imposé en sélection officielle et le voir représenter en partie la dans une compétition internationale d’envergure. Imaginer l’embarras, l’incompréhension, les yeux qui s’écarquillent, l’ennui, voire quelques éclats de rire. Enfin, du mouvement.


Car il s’agit bien de cela : orchestrer la collision. A la suite du savoureux Camille Claudel 1915) ingrédients bourgeois, intrusion d’un ordre ancien, d’une classe bourgeoise et moribonde selon le cinéaste, qui va exacerber la machine de destruction massive.


Il ne sera plus (maladroitement) dit que Dumont méprise les non-professionnels populaires qu’il a jusqu’alors embauchés : personne ne sort grandit de son ballet farcesque, et les dégénérés fin de race de la bourgeoisie se vautrent dans la consanguinité tandis que le bas peuple se venge d’eux par le cannibalisme : deux formes de régression, d’animalité, même, qui lorgnent autant du côté de la tragédie grecque que du grotesque muet.


Les intentions sont donc claires : confronter des mondes, les genres et les tonalités au profit d’un objet hybride où tout peut arriver. Travailler l’image avec un sens graphique d’une grande finesse, moins ostentatoirement beau que sur P’tit Quinquin ou Hors Satan, mais un peu brûlé, en hommage aux premières images colorisées de l’histoire du septième art. Organiser un cadre et une profondeur de champ fascinante pour faire cohabiter cette cohorte folle, notamment depuis le promontoire du Thyphonium, point de vue omniscient donnant accès au peuple comme aux bourgeois qui les envahissent. L’esthétique de Dumont est toujours aussi maîtrisée, et travaille aussi, chose nouvelle, la musique, tardive mais puissamment lyrique, ainsi que les bruitages, omniprésents dans la veine burlesque, proche de l’orfèvrerie de Tati.


L’audace coûte cher : tout ne fonctionne pas, et les manques, le ridicule ou l’excès déconcertent autant qu’ils plombent. Dans ce récit fondé sur la cohabitation des contraires, le réalisateur marche sur un fil, et trébuche régulièrement. Ma Loute est un film contraignant, long, embarrassant, même, tant pour les comédiens que l’audace de son auteur, qui étire certains plans, insiste sur un ridicule qu’on préférerait éviter. Mais la somme de ces folies l’emporte sur ces instants de décrochage, pour peu qu’on accepte la lévitation proposée, au propre comme au figuré.


Car s’il recourt à la fantaisie la plus débridée, Dumont n’abandonne jamais la quête de la grâce : c’est notamment le cœur de son intrigue, non pas l’enquête, mais le point de jonction entre les deux mondes, cette mystification amoureuse entre le pêcheur et Billie, ce personnage androgyne dont on ne saura jamais vraiment le sexe (et, malice suprême, ne comptez pas sur le générique pour vous y aider…) : dans ce no man’s land sexuel, social et verbal, l’émotion vraie est possible. Aussi touchante que brutale, aussi chargée d’élan que rivée à la brutalité d’un monde souillé par sa barbarie animale ou ses déviances sociétales, l’histoire amoureuse existe et creuse des couches insoupçonnées de profondeur dans le récit.


Dès lors, pourquoi ne pas suivre la danse ? de Fellini (dont ce plan en lévitation au bout d’une corde rappelle furieusement l’un des rêves inauguraux de Huit et demi) à Dreyer, en ant par la bande-dessinée et Mack Sennett, des corps qui chutent, se cognent à ceux qui s’envolent, de l’indigeste cannibale à la sublimation collective, des (dés)illusions utopiques à la tragédie d’un monde mécanique, Dumont tire sur tout ce qui bouge avec une jubilation nouvelle, et parle toujours de la même chose : cette insondable et complexe humanité.


(7.5/10. La note évoluera peut-être)

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le 15 mai 2016

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Sergent_Pepper

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