Le temps, et tous les droits

"Et en plus ça n'a pas pris une ride" concluait l'autre jour quelqu'un rendant un hommage vibrant à "Shichinin no samourai". Toute l'absurdité de ce lieu commun m'a sauté au visage aujourd'hui face au film ressorti presqu'en catimini au coeur de la canicule. Que veut dire cette obsession de la modernité, comme si l'argument définitif pour qu'un film soit bon c'est qu'il pourrait avoir été fait aujourd'hui ? Aurait-on l'idée de dire d'un autoportrait de Rembrandt "ça n'a pas pris une ride" ? Ah ah ah,surtout lui qui se plaisait justement à se rajouter au fil des années toutes celles qui creusaient son visage inexorablement ? Qui donc vieillit sans rides, sinon les morts ?

Or ce film est vivant, étonnement vivant. Il se pourrait même que le personnage principal de cette oeuvre fleuve (3h30) soit le Temps : le temps qu'il faut pour lever une armée, pour fortifier un village, pour aimer, pour oublier, pour devenir un homme, pour apprendre à lutter, pour gagner une bataille (surement la plus longue du cinéma mondial), le temps qu'il faut pour faire un film, et pour le voir, vraiment le voir. (Il me parait évident que Shichinin no samourai est l'exemple type d'un film qu'il serait absurde de regarder chez soi, en trois fois, sur petit écran. Le Temps ne se laisse pas apprivoiser ainsi, il faut qu'il pèse de tout son poids quand il est au coeur d'une oeuvre). En se moquant des conventions et des ellipses, Kurosawa ose l'impensable : construire son récit à l'encontre du suspens. On sait dès la troisième phrase tout ce qu'il va se er, place au spectacle pur. Plus d'histoire à proprement parler, c'est désormais le regard qui règnera en maître.

A l'instar des assiégés qui scrutent l'horizon dans l'attente de l'attaque, le spectateur doit décoder les gestes et les regards pour s'approcher à pas de loup de tous les secrets que les personnages tentent de surmonter en les taisant. Kurosawa monte son film comme on monte la température sous une casserole pour faire bouillir de l'eau, et la pression est telle qu'il n'est pas étonnant que la dernière bataille ait lieu sous la pluie, comme si le ciel lui-même avait fini par exploser.

La maîtrise incroyable de Kurosawa, qui tient dans une main de fer tous ses personnages, et toutes les micro-histoires qui parsèment cette aventure en huis-clos, en mêlant tragique et bouffonnerie, sens de l'épique et détails quotidiens, ne fait qu'exprimer l'incommensurable confiance que le maître avait dans le cinéma. Si il parait justement très improbable qu'on puisse arriver à un tel degré d'excellence aujourd'hui, je ne crois pas que ça soit la faute à une quelconque dégénérescence des auteurs, mais bien la faute au cinéma lui-même, qui est peut-être arrivé au bout de son histoire. Il est un temps pour vivre, et un temps pour mourir. En héros, sans se plaindre.
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Arrête ton cinéma !

Créée

le 10 juil. 2013

Critique lue 8.2K fois

223 j'aime

46 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 8.2K fois

223
46

D'autres avis sur Les Sept Samouraïs

Les sept s'arment ou raillent

Sept des plus grands -enfin connus- réalisateurs sont réunis dans une salle à la demande de l'association de tous les grands studios que compte la planète. L'enjeu est simple. Réussir le plus beau...

Par

le 16 juil. 2013

272 j'aime

66

Le temps, et tous les droits

"Et en plus ça n'a pas pris une ride" concluait l'autre jour quelqu'un rendant un hommage vibrant à "Shichinin no samourai". Toute l'absurdité de ce lieu commun m'a sauté au visage aujourd'hui face...

Par

le 10 juil. 2013

223 j'aime

46

Les Sept Samouraïs
10

Ecran total

Quand on s’attelle au chef-d’œuvre d’un des plus grands cinéastes de l’histoire, l’humilité et la fébrilité paralysent quelque peu ; le film total qu’est Les 7 samouraïs mérite davantage qu’une...

le 11 janv. 2015

145 j'aime

40

Du même critique

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

Par

le 24 janv. 2011

290 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

Par

le 27 févr. 2014

271 j'aime

36

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

Par

le 9 mars 2013

245 j'aime

74