La puissance du faux pour dire le vrai

Il pleut, et sous la pluie, le monde semble flou mais intensément présent. C’est là que Les Parapluies de Cherbourg trouve sa matière. Pas un film, au fond, mais un état d’âme fixé sur pellicule. Jacques Demy n’expose pas des faits, il propose une idée : celui d’aimer trop tôt, de perdre trop vite, de chanter encore alors que tout s’est déjà tu.

Dès les premiers plans, une caméra aérienne s’abat sur Cherbourg, en aplats colorés, en lignes obliques, en plans géométriques. Le film est entièrement chanté, et c’est cela, le geste fondateur : abolir la parole, abolir la prose, pour ne garder que le vers, le chant.

Ici, la caméra accompagne en plan-séquence, elle danse mais cherche également stabilité : tout est continuum, fluide. Le découpage classique s’effondre dans cette décision radicale d’épo le temps, non pour le contrôler, mais pour le laisser faire son œuvre de corrosion.

Et puis il y a les couleurs. Non pas les couleurs comme effet, mais comme syntaxe. Le rose dragée de l’amour naissant, le vert pétrole des espoirs masculins, le crème mortifère de la résignation bourgeoise. C’est un film-météo, où l’ensoleillement affectif varie à chaque coin de rue. Demy ne filme pas une ville : il filme des émotions qui changent d’habits.

Là où un autre cinéaste aurait tenté l’illusion du naturel, Demy fait le choix inverse. Il assume la frontalité, l’artifice, la pose. Les personnages nous regardent presque, sans jamais briser le cadre. Ce théâtre filmé installe une distance paradoxale : on est à la fois devant la scène et au cœur du drame. Et l'émotion affleure précisément parce qu’elle est cadrée, cadrée comme un souvenir qu’on ne peut pas retoucher.

Et pourtant, dans cet écrin trop parfait, quelque chose vacille. La guerre d’Algérie fissure le vernis. Elle déplace Guy, brise l’axe amoureux, impose au récit une courbure tragique. La gare devient lieu de désamour, d’irrémédiable. Il n’y aura pas de retour, seulement un après trop tardif, trop pâle.

La station-service finale, nue, blanche, froide, agit comme un lieu négatif. C’est l’antithèse de la boutique de parapluies. Là où l’on vendait de la protection fragile, on distribue maintenant du carburant pour continuer à avancer. Guy, en tablier, regarde Geneviève. Il ne chante plus. Ils ne s’aiment plus ou différemment. Tout a été dit, dans les interstices, dans les silences d’un chant qui a cessé.

L’enfant, silencieux, est là. Il ne chante pas, lui aussi. Il regarde, il écoute peut-être. Il est ce qui reste. Une preuve, muette, que quelque chose a eu lieu. L’amour n’a pas duré, mais il a existé.

Alors on comprend : Les Parapluies de Cherbourg n’est pas un mélodrame. C’est une élégie, un chant de deuil en majeur. C’est un film qui croit encore à la beauté du mensonge, à la puissance du faux pour dire le vrai.

Demy filme la perte non comme un fracas, mais comme une pluie continue. Une pluie qui efface les contours, qui dissout les promesses, mais qui, dans sa constance, finit par devenir habitude, c’est peut-être cela, le vrai sujet du film.

Il pleut encore. La dernière note s’éteint. Il ne reste que le silence. Et des couleurs, qui persistent un peu.

10
Écrit par

Créée

il y a 2 jours

Critique lue 3 fois

1 j'aime

cadreum

Écrit par

Critique lue 3 fois

1

D'autres avis sur Les Parapluies de Cherbourg

Entièrement à Demy. Une déclaration plutôt qu'une critique.

A chaque fois c'est pareil. A chaque fois je sais qu'il ne faudrait pas, et pourtant je ne peux pas résister. J'ai encore regardé "Les parapluies de Cherbourg". Et j'ai été bouleversée. J'ai d'abord...

le 15 nov. 2010

90 j'aime

10

Les Parapluies de Cherbourg
10

« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville »

Je me souviens. Mon premier avec les Parapluies de Cherbourg fut au travers d’un DVD posé sur une étagère chez mes grands-parents. Un jour, je leur ai simplement demandé si je pouvais...

le 29 janv. 2019

49 j'aime

11

Du même critique

L'obsession et le désir en exil

Luca Guadagnino s’empare de Queer avec la ferveur d’un archéologue fou, creusant dans la prose de Burroughs pour en extraire la matière brute de son roman. Il flotte sur Queer un air de mélancolie...

Par

le 14 févr. 2025

29 j'aime

1

Maria dans les interstices de Callas

Après Jackie et Spencer, Pablo Larrain clôt sa trilogie biographique féminine en explorant l'énigme, Maria Callas.Loin des carcans du biopic académique, Larraín s’affranchit des codes et de la...

Par

le 17 déc. 2024

27 j'aime

3

Traumas des victimes murmurées

Sous la main de Tim Mielants, le silence s'immisce dans chaque plan, une ombre qui plane sur l’âme lugubre de son œuvre. La bande sonore, pesante, s’entrelace à une mise en scène austère, plongeant...

Par

le 20 nov. 2024

24 j'aime

1