Le dernier film de Tsai Ming-liang est inqualifiable. Les chiens errants est un film terrible et beau, noir portrait du monde des hommes, œuvre d'art profonde et mystérieuse qui vit et résonne en nous bien après la projection, traçant des lignes entre le cinéma et nous, entre le cinéma et le monde, entre le cinéma et tous les arts.
Les plans sont d'abord larges, très larges. Ce sont des silhouettes d'enfants, des voix d'enfants, puis les bruits de la ville, les voitures, puis des immeubles abandonnés. Tsai Ming-liang est l'un des cinéastes qui compose le plus avec l'architecture. De Vive l'amour à I don't want to sleep alone en ant par The hole ou Goodbye, Dragon Inn, il filme la structure, les volumes et la matière, travaille les perspectives, tord les angles morts, troue les plafonds, installe son hétérotopie. Les bâtiments sont en mauvais état, abandonnés, en construction. Ils sont abris, refuge, lieux d'angoisse.
Il faut se perdre, revenir et se perdre à nouveau, relire l'image, plonger encore dans les longs plans, le plus souvent fixes, vertigineux de beauté, que le cinéaste taïwanais compose.
L'histoire est simple croit-on. C'est le quotidien de cet homme qui e sa journée à tenir une pancarte. Posté à un carrefour, sous un ciré jaune, il tient sa pancarte. Le panneau vante les mérites d'un programme immobilier. Il gagne un peu d'argent, dort avec ses enfants dans un immeuble abandonné. La mère est partie. On assiste aux rituels répétés, dîner, brossage des dents, lavage des pieds dans les toilettes publiques, coucher dans l'écrin de la moustiquaire. Puis il y a cette femme qui travaille dans un supermarché. Le soir venu, elle nourrit les chiens errants. Leurs destins sont-ils parallèles ? Sont-ils liés ? Vont-ils se croiser ? L'histoire n'est pas si simple.
Comme toujours dans le cinéma de Tsai Ming-liang, les clés ne sont pas données d'avance. Les dialogues sont rares. On ne saura jamais ce qui lie cette homme et cette femme, on ne saura jamais vraiment qui elle est. Chaque plan est une scène à suivre, un tableau à irer, une histoire à lire.
Qu'on ne s'y trompe pas : Les chiens errants, comme tous les films de son auteur, n'est jamais dans la posture. C'est un film de chair, de misère, de cris, de rires et de pleurs, un film de pluie. Le frère et la sœur s'amusent et rient, vivent, rêvent sans doute, le père encaisse, encaisse encore, puis s'arrête. Deux plans sidérants viennent nous rappeler sa détresse, un poème récité, puis un chant, les yeux baignés de larmes, un chou dévoré à pleines dents et le désespoir qui s'ensuit, deux plans qui disent toute la misère du monde, la souf des hommes, deux scènes bouleversantes.
L'homme, c'est évidemment Lee Kang-sheng, l'acteur fétiche de Tsai Ming-liang, celui que l'on a vu grandir devant sa caméra, sous nos yeux, ce jeune homme au regard pur désormais quadragénaire, qui nous touche ici comme jamais.
Les chiens errant est aussi un film dont on s'échappe. Chaque plan est une chorégraphie, une danse absurde, un appel au rêve. Le père visite une villa vide, dort dans des draps blancs, la petite fille achète un chou, la femme regarde une peinture murale abandonnée, lave les cheveux de la petite fille... du père on fête l'anniversaire. Puis, le temps de deux derniers plans presque infinis, Tsai Ming-liang nous parle d'amour, d'espoir, de déception, de nous encore.
C'est un immense cadeau qu'il nous fait, celui de cette œuvre incroyable, qui sera détestable pour certains parce que si radicale, et si terriblement douce et profonde à d'autres parce que multiple et déchirante.
> Film vu en avant-première dans le cadre du 35e Festival des 3 Continents de Nantes. Les chiens errants a obtenu le Grand Prix du Jury du Festival de Venise 2013.
> Critique en intégralité ici : http://persistanceretinienne.over-blog.com/2013/11/les-chiens-errants.html