Carpe mortem

En 1959, dans l'académie de Welton, une classe préparatoire réservée à l'élite sociale, un nouvel enseignant arrive, M. Keating (Robin Williams). Rapidement, il se fait apprécier des élèves par son discours novateur, prônant la désobéissance à l'autorité et cultivant le carpe diem comme la plus grande des vertus... Mais les méthodes anticonformistes de M. Keating ne font pas l'unanimité auprès des autorités du lycée, obtuses et rétrogrades.


Que les autorités du lycée soient obtuses et rétrogrades, c'est le point de vue que Peter Weir et son scénariste Tom Schulman tentent de nous introduire au forceps dans l'esprit. Mais le sont-elles vraiment ? Alors adoptons la ligne de conduite proposée par un film qui ne cesse de nous dire qu'il faut changer de point de vue pour affiner sa vision du monde, et tentons de changer notre point de vue par rapport à celui que tous les adorateurs de ce film ont forgé dans un étrange unanimisme, dont on a peine à croire qu'il aurait plu à leur idole M. Keating...

On ne cautionnera évidemment pas les sévices physiques que le directeur Nolan (le pataud Norman Lloyd) inflige à ses élèves. On sera moins catégorique sur les piliers qui fondent le projet pédagogique de l'académie de Welton, et qui sont ânonnés au cours du film comme s'il fallait automatiquement en avoir honte, comme si les élèves de Welton appartenaient à une sorte de secte qui les avaient aliénés au point de les avoir formatés tels des robots...


Mais où est la secte, dans ce film ? Dans les principes de tradition, d'honneur, de discipline et d'excellence, peut-être mal mis en application par l'académie de Welton ? Ou dans le discours démagogique d'un enseignant qui se révèle dès son entrée en classe comme un gourou du bien-être, exigeant d'être suivi sans discuter, délivrant son discours d'un ton doctoral, imposant ses interprétations au nom d'une soi-disant "liberté de penser" ?

Car voilà toute la question que pose ce film, c'est au moins un de ses mérites, sans doute involontaire : peut-on imposer à des jeunes de 17 ans de penser "par eux-mêmes" alors que leur pensée et leur culture n'ont sans doute pas encore fini d'être forgées par l'apprentissage ? Il n'est bien sûr pas question de faire le procès d'un Keating, sans doute persuadé d'agir sans cesse pour le plus grand bien des élèves. Soit dit en ant, peut-être sera-t-il plus pertinent de faire le procès d'une époque qui condamne la moindre liberté pédagogique entreprise par un enseignant aujourd'hui, mais qui vénère Keating comme un libérateur de l'esprit et un modèle d'anticonformisme. Sans prendre en compte que si Keating existait dans la réalité et faisait en classe les mêmes choses qu'il fait dans le film, il erait en procès bien avant d'avoir eu le temps qu'un de ses élèves ne se suicide... Et il serait traîné au tribunal exactement par les mêmes qui clament que Le Cercle des poètes disparus est l'accomplissement de leurs valeurs !


Mais laissons là une époque à laquelle on réglera définitivement son compte plus tard, et revenons à la dangereuse idéologie de Keating. On n'a aucun mal à croire que ce dernier soit poussé par la meilleure des volontés, et on veut croire que les sanglots qui l'agitent après le suicide de son étudiant sont le début d'une prise de conscience... interprétation qui se détourne clairement du point de vue imposé par le film, certes. Quoiqu'il en soit, il n'est pas idéologique d'affirmer qu'un jeune de 16 ou 17 ans a besoin de cadre. On suppose même que la plupart des gens y verront une évidence rudimentaire. C'est pourtant tout l'inverse du message assené au cours des leçons d'anglais auxquelles le film nous fait assister.

Et c'est là qu'on ne saurait que trop recommander à notre aimable lecteur (lecteur d'autant plus aimable s'il a réussi à poursuivre sa lecture jusqu'à cette inutile parenthèse) d'adopter temporairement un nouveau point de vue sur cette histoire. Et si, in fine, M. Nolan avait raison ? Ou en tous cas, s'il était celui qui avait le moins tort ? Et si le père de Neil était finalement plus victime que bourreau ? Cela ne ferait pas automatiquement de M. Keating et des élèves de Welton des bourreaux, attention.

Peut-être M. Nolan voit-il dans les cours de son enseignant d'anglais la même chose que moi. Peut-être s'attriste-t-il de voir un enseignant gâcher toute sa bonne volonté à apprendre la désobéissance à des élèves qui n'ont même pas appris l'obéissance ? Peut-être est-il effrayé de constater qu'en sortant ses élèves du cadre protecteur que pose l'école autour d'eux, M. Keating les pousse à s'enfermer dans une prison plus étroite encore, celle de leur esprit ? Un esprit pas encore arrivé au stade de la maturité et de l'âge adulte, un esprit qui n'a pas encore le discernement nécessaire pour savoir quand la rébellion est légitime, et quand elle est destructrice, un esprit auquel on n'a pas encore appris que pour pouvoir s'opposer à l'ordre établi, il faut en comprendre les racines et les raisons d'être...

Peut-être, finalement, qu'en effaçant tout cadre de l'esprit de ses élèves, M. Keating est bel et bien le responsable, infortuné et involontaire, du suicide d'un des jeunes garçons dont il a la charge ?


Si toutes les questions qui précèdent sont formulées sous la forme de questions, c'est précisément parce qu'on se gardera bien d'y répondre catégoriquement. Toutefois, il me semble que ces questions méritent largement d'être posées noir sur blanc. Car tout, dans le film de Peter Weir, pousse le spectateur à les rejeter avant même de ses les être posées, comme s'il était absurde d'y répondre par une autre manière que par la négative. C'est bien là tout l'aveuglement du Cercle des poètes disparus (car je ne veux pas croire que cela puisse être de l'hypocrisie).

Oui, M. Keating est un enseignant de bonne volonté, qui aime son travail, qui aime ses élèves, qui veut leur bien, et qui croit faire leur bien. Mais il est possible d'y voir aussi un homme faillible qui, peut-être sans le vouloir, devient le gourou de ses élèves, précisément parce que ceux-ci n'ont pas encore le discernement pour réfléchir posément à l'affection aveugle qu'ils lui vouent.

C'est peut-être bien la terrible leçon du Cercle des poètes disparus. Ce qu'il y a au bout de la voie de M. Keating n'est peut-être pas la vie. Et peut-être qu'à la fin, son carpe diem n'en est pas un...


Car c'est là l'horrible spectacle que nous donne à voir le film de Peter Weir, qui donne encore des frissons rien qu'à y penser. Ce spectacle, c'est celui d'une société arrivé au stade de la putréfaction. C'est celui d'une déliquescence mentale et morale qui finit par faire sombrer au plus profond de l'abyme ceux qui ont cru trouver leur salut dans ces deux mots qui figurent parmi les plus destructeurs de l'humanité : Carpe diem.

Chacun choisira son camp, en âme et conscience.

Mais ce que nous aura appris cet hideux Cercle des poètes disparus, c'est que parfois, quand on croit cueillir le jour, on ne recueille que la mort.

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le 11 mars 2025

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Tonto

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