Il fallait oser commencer par le corps. Non pas le corps comme simple enveloppe narrative, mais comme lieu de rupture, de résistance, de révolte. Dès son premier long métrage, Lukas Dhont inscrit son cinéma dans une tension qui ne le quittera plus : comment filmer l’intériorité d’un être en transition sans la réduire à son apparence ?
Girl n’est pas tant un film sur la transidentité qu’un film dans la transidentité, et c’est dans cet écart que se loge toute son ambivalence. Là où d’autres auraient produit un récit de reconnaissance, Dhont choisit l’inconfort : il filme un devenir sans assise, une douleur sans langage, une quête sans relâche.
Lara veut danser. Elle veut que son corps suive. Ce que filme Dhont, c’est moins la dysphorie de genre que la tyrannie d’un corps rétif à la volonté. La danse classique, art de la dissimulation de l’effort, devient l’allégorie parfaite de cette guerre intime.
Le corps est partout dans Girl, mais c’est un corps disloqué, fragmenté, médicalisé. La caméra enregistre les chairs comme on enregistre des preuves.
Lara n’est pas en quête d’un "coming out", elle est déjà "dans" son identité. Ce que le film interroge, ce n’est pas tant son genre que la nécessité sociale de le faire valider. Être trans, ici, n’est pas une essence : c’est un travail. À la fois intime et extime, quotidien et épuisant. Elle doit convaincre les médecins, rassurer son père, er les regards de ses camarades, ajuster ses gestes à des attentes multiples.
Girl capte ainsi la brutalité d’un monde qui ne reconnaît l’être que lorsqu’il est lisible. Et ce qui se joue dans les scènes de danse n’est pas l’accomplissement d’un rêve, mais la tentative désespérée de se faire coïncider avec un idéal imposé. Lara performe, mais à aucun moment elle ne respire. L’identité, chez Dhont, n’est pas un refuge — c’est une performance à maintenir.
C’est ici que le film touche à son point le plus controversé. Comment filmer un corps sans le capturer ? Et jusqu’où peut-on aller pour faire ressentir, sans trahir ? Ce qui fait de Girl une œuvre profondément inconfortable, c’est précisément cette ambiguïté formelle : l’image nous implique, nous interroge, nous met en position de voyeurs malgré nous.
Lara ne parle presque pas. Ce mutisme n’est pas un effet de style : c’est une stratégie de survie. Elle endure. Elle retient. Elle encaisse. L’entourage, pourtant bienveillant, ne l’écoute pas. Son père l’aime, les médecins l’encadrent, les professeurs la soutiennent — mais personne ne perçoit ce que Dhont, lui, tente de faire er par l’image : l’usure d’un être contraint à correspondre.
Quand la parole émerge, c’est déjà trop tard. L’identité, ici, n’est pas déclarée : elle est blessée. Et cette blessure, Girl la fait affleurer dans un geste radical. Lara ne peut plus dire, alors elle agit. Et ce geste final autodestructeur, cristallise une solitude qu’aucun mot ne saurait réparer.