First Highway

Le livre de Truman Capote marqua l'histoire de la littérature américaine par l'audace de son mélange entre fiction et réalité : rien moins que l'invention du journalisme littéraire. Richard Brooks obtint les droits du roman avant même que celui-ci soit achevé, coupant l'herbe sous le pied à Otto Preminger, également intéressé. On ne sait si l'auteur de Laura aurait fait aussi bien.


D'abord parce que Brooks a fait sien le parti pris de Capote : mêler fiction et réalité. Il utilise les lieux réels du drame (la maison des Clutter, le tribunal), fait jouer leur propre rôle à des protagonistes de l'histoire (le tailleur, certains des jurés), refuse d'employer des stars (Paul Newman et Steve McQueen, voulus par les studios) pour respecter la banalité des tueurs. Les deux acteurs choisis, Robert Blake et Scott Wilson, ressemblent d'ailleurs aux vrais meurtriers, ainsi que le montre la très singulière bande annonce de l'époque. Il y ajoute des détails savoureux : Perry évoque Le trésor de la Sierra Madre, film dans lequel Blake fit ses débuts cinématographiques ! Il était encore enfant alors, ce qui correspond bien au discours de Perry à ce moment de l'histoire, centré sur un hypothétique trésor de Cortès. Brooks ne sait pas à quel point il mêle, avec son film, fiction et réalité : Robert Blake assassinera sa femme des années plus tard !.... sans être exécuté, lui.


Vers la cible


Fidèle au roman, le cinéaste n'en reprend pas pour autant l'intégralité, deuxième bonne idée. Là où le best seller de Capote s'attardait sur l'entourage de la famille Clutter, à partir d'une enquête journalistique de 5 ans dans la petite ville tranquille de Holcomb, Brooks axe son film sur les seuls deux tueurs. Les Clutter sont ici une sorte d'image d'Epinal de la famille idéale américaine : un couple avec un garçon et une fille (+ un chien !), un père aimant aux petits soins de sa femme malade, une fille qui se destine à la musique et à la peinture, qui s'adonne à l'équitation... Quelques clichés suffisent à les caractériser.


Ces images sont distillées en alternance avec le parcours des deux tueurs, dans un montage brillant : par exemple, le père Clutter reçoit un coup de fil et le raccord se fait avec le révérend qui cherche à convaincre Perry de ne pas entrer en Arkansas. Tout au long de son film, Brooks multiplie ces raccords, pour le plus grand plaisir du spectateur. Peu de films, ce me semble, ont atteint une telle maestria dans le montage alterné. Autre exemple, amusant : alors que le flic déclare à Perry qu'aujourd'hui Nancy aurait eu 17 ans, le raccord se fait sur la pendule qui marque 17h.


La première partie du film, c'est donc une route que l'on trace, vers la maison-cible : nombreux plans de la voiture progressant dans les paysages grandioses typique de l'Amérique, plus souvent encore de la route filmée du parebrise de la voiture.


Les deux faces d'une pièce


Brooks associe cette avancée aux rêveries de Perry : vers le é (son enfance, avec cette mère au sang indien reine du lasso, et ce père violent mais idéalisé) ou vers l'avenir (rêve de devenir un musicien reconnu, au coeur des néons de Las Vegas se superposant un instant au visage de Perry). Perry est le personnage "chargé" du duo, son visage est aussi torturé que sa jambe, abîmée lors de la guerre de Corée. Cette impression culminera dans la (un peu longue) scène à la prison, juste avant l'exécution, où Perry parle de son père devant une vitre léchée par une pluie battante : son visage semble se décomposer, ravagé par le reflet de la pluie. Digne d'un David Lynch, qui emploiera d'ailleurs Robert Blake pour figurer son troublant et blafard "homme mystérieux" dans Lost Highway. Perry est aussi un personnage enfantin, il n'a pas "coupé le cordon" et se réfugie dans des souvenirs ou des chimères scintillantes. Il appelle le révérend avant de se lancer dans son aventure. Il contemple sa musculature face au miroir dans un narcissisme puéril. Juste avant d'être exécuté, il demande à faire pipi.


Face à lui, un trublion jouisseur, Dick (prénom qu'on retrouve dans Lost Highway aussi, tiens...). Autant Perry est angoissé et introverti, autant Dick est fort en gueule et audacieux. Il ne comprend pas les rêves de trésor de son copain, il est plus ancré dans le réel, pour lui tout est question de rapport de forces. Il tient à plusieurs reprises des discours sur la justice dignes des Animaux malades de la peste. Il légitime la peine de mort en tant que vengeance... tant qu'elle ne s'applique pas à lui. On le sent à sa vantardise sur le sujet, c'est aussi un frustré sexuel, comme le confirme un psy spécialiste de ce type d'affaires (Dick signifie "queue"). Brooks nous fait naviguer d'un homme à l'autre : ainsi, lorsque Dick amène une fille dans la chambre d'hôtel mexicaine où le duo a trouvé refuge, un nouveau montage alterné montre le souvenir que Perry a de sa mère trompant leur père devant lui et ses frères et soeurs. Expérience traumatique superbement filmée, qui m'a rappelé La nuit du chasseur. Les deux scènes se confondent de manière troublante, seule la musique les distinguant.


Donc, deux faces d'une même pièce : Dick le hâbleur face à Perry gros poupon à la violence rentrée. Grâce à SC, je me remémore soudain La cérémonie de Chabrol ! Dick le crâneur politisé correspond au personnage de Huppert la postière "rouge", Perry le handicapé mutique à celui de Bonnaire l'analphabète. Il y a aussi ce meurtre au fusil de chasse d'une famille bien comme il faut... In cold blood n'a pas influencé que Lost Highway : le film de Chabrol était une relecture féminisée de celui de Brooks, non ? Sauf qu'ici, au moment de er à l'acte c'est Perry seul qui basculera. Fanfaronnant face aux flics, Dick dit donc la vérité, contrairement à ce qu'on pense spontanément !


L'attente...


Ce crime, Brooks attend la presque fin du film pour nous le montrer, autre idée formidable. Le spectateur toujours un peu voyeur attendra plus d'une heure trente pour le découvrir, comme Dick et Perry attendront 5 ans l'exécution de leur peine ! Je pousse le bouchon un peu loin avec ce parallèle, mais il y a tout de même dans In cold blood cette idée d'attente à endurer, que Brooks fait ressentir à son public.


Deux gars naïfs


Nous l'avons dit, Brooks, par rapport au roman, a choisi de centrer son propos sur le duo. Il nous montre sa naïveté, voire sa bêtise : comment ne pas penser que Wells, le compagnon de cellule qui a donné le tuyau de la famille Clutter, risque de parler, avec le retentissement du crime ? Comment penser que cette histoire de visite à la soeur de Perry résistera à la plus élémentaire vérification par la police ? Pourquoi les deux reviennent-ils se jeter dans la gueule du loup alors qu'ils étaient tirés d'affaire au Mexique ?... Mais cette naïveté a ses bons côtés : ainsi de la scène où ils prennent en stop un vieux et un gamin et que l'équipe fait la collecte de bouteilles de Coca (De sang froid aurait-il aussi influencé Le petit fugitif) ? Un bref moment léger dans ce film très sombre. Un peu avant, le duo faisait du stop, et cette même légèreté était glaçante : Perry prêt à étrangler ce sympathique gars avec lequel ils devisent gaiment, que seul le hasard sauvera. Tel est le mystère de ce crime, un mystère repris par Perry face au flic de nuit dans la voiture, lorsqu'il lui assure qu'il trouvait Clutter "très sympathique".


Brooks en livre tout de même des clefs d'explication, essentiellement le milieu familial. Le père de Dick ne voit en lui qu'un "bon gars" victime de malchance qui saura à coup sûr s'amender. Celui de Perry explique son geste par ses traumatismes d'enfance, que le film montre bien. Brooks ne pouvait éluder ce volet psychologisant, qui a déplu à certaines plumes de SC et que j'ai trouvé pour ma part bien dosé, nullement excessif.


Bien sûr, ces deux naïfs se font pincer, dans une nouvelle ellipse savoureuse : on voit juste une voiture de flic arriver à la hauteur de celle du duo. Raccord sur le poste de police.


Vers la potence


Interrogés séparément, l'un et l'autre se comportent comme attendu, notamment Dick qui crâne sans retenue. Lorsque le flic lui demande pourquoi tous les taulards sont tatoués, Dick rétorque que les gens respectables sont eux aussi "tatoués", l'occasion d'un nouveau discours politisé. C'est l'exposé des preuves qui le fera craquer. Notons que l'empreinte de pas, preuve décisive, nous était annoncée dès le début du film, les semelles de Perry apparaissant dans un néon au sein de l'obscurité de l'intérieur du car (et effrayant une jeune fille). Pas trop compris, en revanche, pourquoi les flics cuisinent les deux copains alors qu'ils détiennent ces preuves. Pourquoi ne pas les exhiber d'entrée de jeu ?


Au tribunal, on sent comment les choses vont tourner, Brooks ne nous montre d'ailleurs que la plaidoirie de l'avocat général. Contraste saisissant entre sa version (ces deux jeunes ont tué pour 40 $, 10 $ par vie... une formule bien éloquente en effet) et ce qu'a montré Brooks (la complexité de ces deux personnalités complémentaires). On notera les références bibliques qui émaillent la réquisition, une énormité pour un esprit laïc français. Utiliser la Bible pour justifier la peine capitale, donc d'une certaine façon le meurtre..., un procédé qui n'a jamais cessé d'avoir du succès. Nous sommes aux US, la religion est omniprésente, ce qui ne rendra que plus touchant l'aveu final de Perry, au pied de la potence :



J'aimerais bien... J'aurais voulu m'exc... mais à qui ?



Regard impuissant des policiers en réponse. Magnifique. Si l'on a un peu de culture biblique, on pourra aussi penser à l'Ecclésiaste et son Vanité, tout est vanité et poursuite de vent, avec ces fétus de paille qui apparaissent trois fois : une fois, deux ballots lâchés d'un train, une deuxième fois traversant la plaine alors que la voiture du duo criminel arrive à destination, une troisième fois de nuit, juste après le quatrième coup de fusil. Vaine également la peine de mort : Jensen le déclare, cette histoire aura fait "6 morts : 4 innocents et 2 victimes assassinées, 3 familles endeuillées... (...) jusqu'à ce que tout recommence". Au-delà de la question morale, c'est bien l'efficacité de cette peine qui est mise en cause.


De sang froid


Car la peine capitale répond au mal par le même mal. Pour l'exprimer, Brooks ne nous tient pas de longs discours pontifiants mais utilise un moyen purement cinématographique : il met en parallèle la scène du crime et la pendaison. Deux exécutions "de sang froid".


La scène du crime est racontée par Perry, dans la voiture de police qui fend la route de nuit, et l'on pense de nouveau à Lost Highway. Fondu enchaîné virtuose de cette nuit-là vers la nuit du crime. Cette scène dans la maison est une merveille, grâce à la photographie de Conrad Hall. Plans séquence des chambres à la cave via les escaliers, les lampes torches trouant l'obscurité. Pour seule musique, le bruit du vent à l'extérieur.


Aucune hystérie de la part des Cuttle : ils restent tous étonnamment calmes, se contentant de supplier les deux tueurs. La seule manifestation hystérique du crime, ce sera le cri lancé hors champ par une personne découvrant les corps au début du film. Agressés, les Clutter qui n'étaient jusque là que des figures abstraites de l'Amérique bourgeoise détestée par Dick, prennent corps et s'humanisent. Les deux tueurs s'attardent sur des objets de la maison : le bahut en bois destiné à Nancy pour son anniversaire (on avait vu Kenyon y travailler devant un établi dont les outils annonçaient la torture à venir), une photo de Nancy avec son cheval qui replonge Perry dans son é. Perry refuse que son copain viole la jeune fille, il apparaît souvent comme plus "moral" que Dick (déjà, c'est lui qui avait eu pitié du vieux et du gamin sur la route). C'est pourtant lui qui tire les quatre coups de fusil. Ampleur de l'énigme, que la mise en scène exprime parfaitement. Ce qui fait la force de cette scène aussi, c'est l'impuissance où est réduite cette famille puisque nous savons, nous, qu'il n'y a pas de coffre - si ce n'est... le cadeau destiné à Nancy, qui peut figurer un cercueil. Nous savons aussi que les deux copains ont décidé de ne laisser aucun témoin, pourtant cette absence de coffre agit comme un élément supplémentaire de tension dans la scène. Le montage s'accélère lorsque l'action s'emballe, Brooks variant les angles, exprimant la folie de la scène tout autant que sa sèche violence.


Face à cette tuerie, la vengeance légale et son corollaire, l'attente de 5 ans dans les couloirs de la mort. Avec, de temps en temps, l'un des condamnés qui traverse la sinistre cour. Superbe plan aux fenêtres allumées, une seule étant éteinte. Jensen (un journaliste ?), qui veut comprendre comment des gens sains d'esprit peuvent commettre une telle abomination, est un peu le double de Truman Capote, que Brooks a choisi, à raison je pense, de ne pas faire figurer. Il recueille donc le témoignage cynique et désabusé de Dick.


Bien que sous une pluie battante, la mise à mort est d'une sécheresse absolue, et le film s'achève sur un ultime battement de coeur ralenti, des pieds pendant dans le vide.


Quincy !


Un mot, pour conclure, sur la musique, signée Quincy Jones, à la hauteur des images, ce qui n'est pas peu dire. Quincy a choisi de n'utiliser quasiment qu'une contrebasse et une batterie, avec des motifs bluesy très expressifs. La musique s'intègre miraculeusement à la narration : moi qui suis très rétif d'ordinaire à la musique extra diégétique, j'applaudis ici.


Alors ? Otto Preminger aurait-il fait mieux ? Laura est pour moi un must du film noir, mais je me demande si celui-ci ne le sure pas encore en beauté. Deux très grands films, sans aucun doute.


8,5

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le 6 juin 2021

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Jduvi

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