Le paradoxe est fréquent : il semble souvent qu’il faille er par la fiction pour aborder de la façon la plus parlante possible un phénomène. Par les aménagements du récit, les ellipses, le recours aux symboles, la dimension didactique se construit avec plus de pertinence qu’au sein d’un documentaire qui devra faire avec la sécheresse d’une interview ou la rareté de certains moments-vérité.
Crumb se présente comme un portrait d’artiste, et, sur ce seul projet, est déjà riche de promesses lorsqu’on a parcouru l’univers graphique de cet auteur de comic underground américain. Torturé, excentrique, obsédé, satirique, d’une finesse technique imparable, le monde de Crumb est régi selon ses lois (et, à certaines époques selon ses aveux, celles du LSD), laissant le lecteur pantois, halluciné ou inquiet. Suivi dans son quotidien par l’équipe de Terry Zwigoff pendant plusieurs années, il laisse presque malgré lui des confidences, donne à voir son travail (attablé à une terrasse, assis en pleine rue pour croquer les badauds) et donne des aperçus précieux sur la manière dont se met en place son processus créatif. Réticent à toute forme d’académisme, il s’agit de prendre ce qui se laisse offrir, au gré d’une spontanéité désarmante entre ses sorties acerbes sur la société américaine, sa préparation au grand déménagement définitif vers le Sud de la et quelques moments volés avec sa fille.
Sur ce plan-là, le film est déjà précieux, dans la mesure où le spectateur ressent d’emblée le privilège d’avoir été immergé dans une vie qui ne cherche jamais à se mettre en scène, et au cours de laquelle surgissent des flux continus de dessins, palliatifs assumés à une communication pour le moins contrariée.
Mais Crumb va bien plus loin à partir du moment où le dessinateur ouvre les portes sur sa famille : une mère rongée par les amphétamines persuadée que des visiteurs invisibles l’observent, un frère ne quittant plus la maison familiale et survivant grâce aux antidépresseurs (et qui finira par réussir une énième tentative de suicide un an après le tournage), un autre à moitié clochard, méditant sur des planches de clous et racontant sans détours les harcèlement sexuels qu’il a fait subir à des antes. Alors qu’on pouvait croire la fiction plus à même d’approcher les gouffres de la folie, Crumb apporte un démenti radical et éprouvant. Parce que les confessions (sur le désamour, les obsessions, les idées noires, les déviances, les médicaments, l’enfance cramée par un père obsédé par la façade américaine à imposer si nécessaire par les coups) se livrent sans fard, et parce que les protagonistes ont depuis longtemps arrêté d’espérer une quelconque rémission. La façon dont Robert laisse parler ses frères, ponctuant la plupart du temps leur noires confidences par un petit rire (nerveux ? cynique ? désenchanté ?), les relançant pour écouter leurs rancœurs, voire un désir de meurtre à son endroit, est tout bonnement ahurissante. En contrepoint de ces terribles paroles, le dessin subsiste, d’ailleurs communément partagé par la fratrie (les sœurs ayant refusé d’être filmées, et on ne peut que les comprendre) ; on se demande comment le plus célèbre a pu s’en sortir, d’autant que la teneur des discours pousse à prendre ses distances sur la légende dorée de l’art-thérapie.
La figure traditionnellement romantique de l’artiste de voit ici décapée à l’acide : penché sur le gouffre avec un regard goguenard, prêt au départ parce que le mépris qu’il a du monde lui a permis de s’en affranchir, Robert Crumb propose, dans sa vie, un autre sourire au cauchemar qui prolonge le trait noir de sa plume.
(8.5/10)