J’ai donc fini par regarder Chien Enragé et donc poursuivre ma voie sur le parcours de Kurosawa, par envie —cela va de soi, mais surtout pour éviter de finir par me prendre une trempe par Torpenn à force de remettre mes devoirs à plus tard.
Bon père qui veille sur ses brebis égarées.
Ce qui frappe d’abord sur Chien Enragé c’est cette peinture que fait Kurosawa du Japon d’après guerre. Véritable carnet de voyage, sorte de carte postale d’une société en mutation, en perdition, et en perte de repère. En témoigne cette incroyable balade sans parole frôlant les cinq minutes durant laquelle Murakami traverse bas fonds, marchés, ruelles sombres, tripots, quais et quartiers populaires miséreux. C’est un véritable état des lieux grouillant, sombre et moite. Une vision immersive et étouffante d’une anti chambre bondée d’âmes usées que seule une pluie battante soulagera en fin de séquence.
À l’instar de Rashômon —à ce jour le seul autre film de Kurosawa que j’ai pu voir— Chien Enragé se caractérise par des éléments précis et suggestifs. La chaleur et un soleil de plomb y sont aussi accablants et résolument définitifs, déposant une pellicule de souf supplémentaire sur des personnages croulant dèjà sous le poids de leur condition. La pluie, toujours déchaînée, représente plus un paroxysme qu’un soulagement. Enfin, le ciel est une peinture vivante, menaçante, qui semble toujours augurer de la tournure des évènements.
Mais ce qui est intéressant dans cette histoire de traque, ce n’est pas tant l’aspect purement policier et les enjeux qui en découlent que le parallèle qu’elle soulève, lui même représentatif d’une vérité crue et incontournable.
En cela Kurosawa choisit de distinguer deux personnages à la fois diamétralement opposés mais pourtant si semblables, dont le point de réflexion sera un événement lourd de conséquence qui les liera.
Murakami et son voleur Yasu partagent des traits et un parcours similaires; pouvant être aussi décrits par les même termes (jeune, 28 ans, costume blanc). Yasu est qualifié de chien enragé mais Murakami ne lâche pas le morceau non plus, tous deux sont revenus de la guerre dépouillés et transformés ; si bien qu’à plusieurs moments on ne sait plus de qui il est question, voire même qui est coupable. D'ailleurs, le détenteur du pistolet commet des crimes que son propriétaire aurait pu commettre si il avait choisi la même voie.
Et c’est précisément ce qui ressort de la discussion autour de la table de Sato, qui pointe au age du doigt le parallèle entre Murakami et Yasu : l’après guerre a engendré deux sortes d’individus, tels les deux jeunes gens, et le reste n’est qu’une question de direction à prendre.
C’est terriblement binaire, tellement indiscutable, mais le cynisme du propos se retrouve néanmoins contre balancé par l’espoir qu’il fait naitre : si la perdition existe, la chemin de la vertu est lui aussi envisageable.
En dehors des considérations humanistes et sociétales, Kurosawa livre un film dense, riche et au rythme maîtrisé. On retiendra cette introduction in media res d’emblé accrocheuse, de belles images à la poésie formelle (la bière offerte sous le ciel étoilé, entre autre…), des séquences mémorables (cette immersion dans les quartiers, encore une fois), un suspens parfaitement distillé (le match de base ball, la gare de trains), et un propos toujours aussi pertinent.
Mifune, loin du personnage animal de Tajomaru, offre une interprétation pleine de gravité, intense et sobre à la fois ; nouvelle démonstration d’un charisme ténébreux indiscutable. Cependant, désolé de le dire comme ça, mais de ma fenêtre Takashi Shimura lui vole un peu la vedette avec un personnage malin, à l’œil vif et plein de sagesse qu’une délicieuse bonhommie termine de nous rendre sympathique en diable.
Et puis j’ai cette image persistante d’une traque finale, une dualité entre chien et loup —au sens propre comme au figuré— qui me laisse pensif quant à ce que la vie peut nous pousser à accomplir, à la croisée des chemins.