Le nouveau documentaire de Ruffin et Perret soulève une problématique qui concerne aussi la fiction dans le paysage cinématographique français, à savoir quelle forme faut-il prendre pour avoir une approche accessible et populaire dans un film, et qu'est ce qu'il faut en tirer de tout ça d'un point de vue esthétique et politique ? De la même manière que les réalisateurs de niche cinéphile, ceux de documentaire sont aussi très différents dans leurs façons de représenter ce qu'ils filment. Le principe du docu étant très souvent de tenter de capturer des moments de la vie, du "réel" sous couvert forcément d'une subjectivité du cinéaste dans le choix des cadres et de ce qu'il faut garder au montage. Si je pose ces questions, c'est parce qu'Au Boulot met en avant un problème majeur dans cette volonté d'être populaire : jouer avec les émotions, la misère, l'amusement, sans jamais concevoir et ancrer politiquement ces sujets, tout en recentrant en permanence les situations autour de deux entités principales, qui réduisent le documentaire à une échelle individuelle inconséquente.
"Ce film, c'est un peu mon manifeste politique" disait Ruffin. Un manifeste qui s'inscrit dans une forme de tourisme social. Chose qu'il a pourtant cherché à éviter. Mais le postulat de base est moyen : réinsérer socialement les riches, c'est un objectif qui ne va chercher qu'à am l'individu. Il aura beau peut-être mieux conscientiser les problématiques de ces travailleurs et travailleuses, sa classe sociale à laquelle il appartient sera toujours l'ennemi de la classe prolétaire, peu importe si cet individu est triste ou nettoie des toilettes. Au Boulot n'est jamais impactant, par le simple fait qu'il n'est pas du tout politique. Sa légèreté amène le documentaire vers de l'émotion, que l'on ressent toutes et tous face à ces profils filmés : de l'assistante sociale au secours populaire, en ant par le livreur et les cuisiniers. Ce sont des portraits de vie qui illustrent effectivement une forme de peuple français sous plusieurs angles. Le souci, c'est qu'en restant dans l'émotion, et dans la volonté de faire découvrir plein de choses à madame l'avocate, le film s'attarde peu sur ces gens. On les voit à peine travailler, c'est toujours Ruffin qui vient leur poser des questions à la manière d'un papa bienveillant et rigolo. Mais qui ne va jamais chercher à s'éloigner pour simplement laisser la place à ces personnes. Chose que fait extrêmement bien le cinéaste Depardon, qui s'efface derrière la caméra pour laisser libre champ aux personnes qu'il choisit de filmer. Ce qui dresse déjà des portraits bien plus puissants et complexes, qui s'ancrent dans un réel social, et qui n'affichent pas de directions préétablies par les scènes choisies au montage.
Car si l'objectif du film est de nous toucher, il fonctionne. Ruffin use de poncifs pour amener des affects qui peuvent émouvoir n'importe quelle personne doté d'une conscience. Un bourgeois, comme un prolétaire. Et c'est justement ça le problème. Le documentaire lisse toute conscience de classe, tout procédé politique qui pourrait amener à réfléchir sérieusement sur la question des conditions de travail et de vie des français. Ruffin ne cherche à politiser mais à dépolitiser pour mettre l'humain au centre. Mais l'humain est politique. Sa situation est politique. Ses émotions s'ancrent dans un système politique. Vouloir l'abstraire pour ne garder que des pleurs ou des rires, c'est continuer d'invisibiliser leurs situations et c'est ne pas prendre en compte la lutte des classes. Et ce ne sont pas des scènes gaies et gratuites (qui m'ont malgré tout touché car me rappelant aussi certaines choses que j'ai vécu) qui vont apporter quelque chose de concret. Je trouve ça juste dommage que le documentaire ne cherche pas à aller dans ce sens et amène une conclusion que l'on sait tous déjà. L'intérêt de Sarah Saldmann ne cherche qu'à am le spectateur, qui voit alors sa conscience politique être détournée par le simple fait qu'elle a du mal à faire certains boulots. Mais plutôt que de cibler un ton structurel, le film ne mentionne que l'individu Saldmann.
Par conséquent, le documentaire dresse une sorte d'universalité humaine, où les contradictions sont effacées par des pleurs et des rires. Si ça peut être touchant de voir toutes ces personnes, il y a une forme malsaine de les voir être filmé comme si c'était justement des sujets faits pour nous faire pleurer. On ressort du film avec un creux dans le ventre : avec la sensation de n'avoir rien vu, d'avoir croisé des choses que l'on a tous croisé, mais qui ne s'ancre jamais dans une réalité concrète. Un film de cavale, saupoudré de séquences musicales particulièrement gênantes, où le travail est valorisé comme étant une utilité nécessaire au pays, plutôt que de s'attarder même sur ceux directement visés par Saldmann à la base : ceux qui n'arrivent pas à trouver un travail et sentent affreusement délaissés. Finalement une vision assez patronale des salariés !
Je m'abstiens de parler du choix des personnes restées au montage, et de la géographie du film, qui associe zone rurale à la précarité, et Paris comme la ville bourgeoise de luxe (où sont pourtant concentrés un grand nombre de travailleurs précaires.)
Bref, Ruffin fait du Ruffin. De l'inconséquence politique à l'esthétique douteuse qui n'apporte aucune complexité. Où les contrastes et les luttes ne s'ancrent que dans des comportements à échelle individuelle et qui ne questionnent jamais ce qu'il faut faire pour sortir toutes ces personnes de la merde dans laquelle elles sont. Le film ne questionne même pas cette "honte de se sentir pauvre" et cette valeur incarnée par le fait de travailler, vu comme quelque chose de respectable alors que c'est justement ce qui nuit à la vie des gens. Au Boulot, c'est du tourisme social, où le travail est salué, jamais questionné.