Les architectes du village gaulois Uderzo et Goscinny sont cette fois-ci à la réalisation de ce film. Astérix et Cléopâtre est bien plus qu’un simple dessin animé adapté d’un album culte. C’est une œuvre d’art burlesque et un bel objet d’animation fabriqué en avec une farandole de gags, de satire et de poésie colorée. On pourrait dire que ce film, c’est comme un banquet gaulois : généreux, bruyant, drôle et assez savoureux. Je me place dans cette zone curieuse entre l'affection nostalgique et le regard critique, celle des spectateurs qui sourient mais haussent parfois un sourcil perplexe.
Alchimie entre satire et légèreté
Le film brille par son humour : jeux de mots, anachronismes volontairement absurdes et situations burlesques. Il y a quelque chose d’assumé dans le ton : on n’est pas ici pour une fresque historique, mais pour s’am avec le mythe. Les architectes romains qui s’emmêlent les colonnes et les esclaves en grève ou encore les chansons improbables (mention spéciale à la chanson du lion affamé, qui ferait presque er Disney pour du Bergman) : tout cela dessine une atmosphère loufoque et décalée, fidèle à l’esprit de la bande dessinée. Mais à trop vouloir faire rire tout le monde, le film se perd parfois dans une surenchère qui dessert sa finesse. Certaines blagues tombent à plat ou semblent dater d’un autre temps, ce qui peut donner une impression de vaudeville égypto-gaulois un peu poussif. À trop insister sur le comique, on frôle parfois la saturation. Sous ses airs de comédie, Astérix et Cléopâtre aborde tout de même, avec légèreté, le thème du choc culturel. L’Égypte raffinée de Cléopâtre (incarnée avec panache et arrogance) fait face à l’impérialisme brutal de César, qui ne peut s’empêcher de vouloir écraser par la force ce qu’il ne comprend pas, un peu comme un dégénéré qui tape avec un marteau tous ceux qui lui ferait une critique négative. En cela, le film renvoie à une vieille tension historique, celle entre l’Orient et l’Occident, entre l’imaginaire fastueux de l’Égypte antique et la froide rationalité militaire de Rome. Le personnage de Numérobis, l’architecte incompétent mais attachant, symbolise à lui seul une idée intéressante : l’ambition sans le génie. Il veut bien faire, mais il est déé. Ce n’est que grâce à l’aide des Gaulois et surtout de Panoramix (la véritable star discrète du film) qu’il pourra s’en sortir. Le message pourrait être : le progrès naît de la collaboration, pas de la domination. Ou, de façon plus ironique, seul un druide peut sauver un chantier mal ficelé.
Empire de la dérision
On pourrait penser qu’Astérix et Cléopâtre n’a pas d’ambition politique. Pourtant, derrière les baffes et les gags, le film glisse quelques piques bien senties : la bureaucratie absurde, les incompétences hiérarchiques et les flatteries de cour (les léchages de sandales de Caius Céplus sont d’un servilisme jouissif). L’istration romaine devient une sorte de théâtre kafkaïen où l'on se perd dans les titres, les ordres contradictoires et les démonstrations de force ridicules. Il est tentant ici de faire un parallèle avec la philosophie de Voltaire, notamment dans Candide, où les puissants sont ridiculisés, les institutions tournées en dérision et où l’optimisme naïf du héros se heurte à l’absurdité du monde. Numérobis est un Candide qui construit au lieu de cultiver son jardin et Obélix incarne un Pangloss à l’envers : « Tout va bien, surtout quand je tape. ». Le film évoque également des thèmes qui résonnent étonnamment avec notre époque. La condition des travailleurs, par exemple, est mise en scène dans une séquence mémorable où les ouvriers égyptiens se plaignent de leur rythme de travail, dans une sorte de préfiguration de la « grève générale de la pyramide ». Même si l’humour allège tout cela, on pourrait y voir une critique anticipée du capitalisme forcené ou des méthodes managériales douteuses (le fouet en moins, ou presque). La figure de Cléopâtre elle-même, souvent caricaturée comme reine capricieuse, gagne ici une dimension féminine assez rare dans les films d’animation de l’époque. Elle est autoritaire, certes, mais aussi déterminée, ambitieuse, consciente de son pouvoir et de son image. Ce n’est pas un rôle de potiche, elle mène le jeu politique à sa manière et fait face à César avec une insolence presque féministe. Son fameux défi « Je vais vous construire un palais en trois mois » est autant une déclaration d’orgueil qu’un acte de résistance face à un patriarcat impérial.
Architecture pharaonique
D’un point de vue esthétique, le film ne trahit pas son matériau d’origine et c’est à la fois sa plus grande qualité et sa principale faiblesse. Les décors sont calqués sur ceux de la bande dessinée avec leurs pyramides rigides, leurs colonnes pharaoniques et leurs palais volontairement kitsch, mais toujours en accord avec l’univers caricatural des Gaulois. On sent un amour sincère pour les cases d’Uderzo et une volonté de les reproduire sans trop les trahir. Sauf que cette fidélité frôle parfois le statisme. Il faut d’abord reconnaître que Goscinny et Uderzo, bien qu’experts du neuvième art, n’étaient pas des réalisateurs de métier. Cela se sent. La mise en scène d’Astérix et Cléopâtre est souvent fonctionnelle, presque scolaire, avec un enchaînement de tableaux narratifs très proches de la bande dessinée d’origine. On e de la scène A à la scène B avec la rigueur d’un plan de bataille romain, ce qui peut, selon le spectateur, évoquer soit une fidélité rassurante, soit une certaine platitude visuelle. Mais, par éclairs, le film se réveille et ose des expérimentations assez audacieuses. On pense par exemple à la fameuse séquence de la chanson « Quand l’appétit va, tout va », véritable ovni musical au sein du film. Ici, le style graphique s’emballe, les personnages dansent façon cabaret et la narration s’interrompt pour laisser place à un moment de pure folie, presque surréaliste. On a une animation qui s’affranchit soudainement des conventions pour explorer d’autres dimensions esthétiques. Ce genre d’élan se produit trop rarement, hélas, et la majeure partie du film semble dérouler mécaniquement ses péripéties. Goscinny et Uderzo manquent parfois de souffle cinématographique. Le rythme est inégal : certaines scènes s’étirent sans nécessité (le chantier, notamment, devient vite répétitif), tandis que d’autres moments clés sont expédiés. On ressent ce tiraillement constant entre la volonté de coller à l’album et celle de faire du cinéma, avec au final une balance qui penche trop souvent vers le premier.
La magie des couleurs
Graphiquement, le film a de quoi séduire si l’on accepte de replonger dans les codes visuels de la fin des années 1960. L’animation est faite à la main, artisanale, avec ses irrégularités et ses charmes naïfs. Les couleurs, elles, explosent dans tous les sens. L’Égypte d’Uderzo prend vie en jaune solaire, bleu turquoise et vert émeraude, avec des hiéroglyphes à foison et des pyramides aux lignes parfaites. Il y a dans ce choix chromatique une volonté de recréer une Égypte de carte postale, idéalisée, presque « instagrammable » (référence à Instagram bien sûr et à un livre d’Éliette Abécassis), qui évoque autant les péplums hollywoodiens comme Cléopâtre de Mankiewicz que les films d’animation à petit budget. Le character design, lui, reste fidèle à la BD, trop fidèle, peut-être. Astérix, Obélix, Panoramix, Idéfix : tout le monde est là, tout le monde est reconnaissable, mais sans véritable réinvention. Si cela ravira les puristes, cela bride aussi une certaine liberté artistique. Cléopâtre, par exemple, est sublimement dessinée, avec son regard d’amande et sa coiffure monumentale, mais elle reste un personnage de surface, quasi figé dans sa fonction de diva autoritaire. Les rares moments où elle s’anime véritablement (notamment face à César) montrent qu’elle aurait pu être bien plus. Côté décors, les intérieurs sont soignés, parfois presque baroques, tandis que les extérieurs alternent entre le minimaliste (les scènes dans le désert) et le décor de théâtre (le palais de Cléopâtre). Ce paradoxe donne au film une ambiance unique, à mi-chemin entre le dessin animé pour enfants et la parodie consciente de grandes fresques. Le cadrage est souvent frontal, très centré, comme si chaque plan était pensé pour illustrer une case de BD. Cela renforce la fidélité au matériau original mais appauvrit la dynamique visuelle. Les arrière-plans sont parfois statiques et la perspective manque de profondeur. Quelques effets de zoom ou de travelling artificiels tentent bien de dynamiser l’ensemble, mais ils trahissent plus souvent la limite des moyens que la volonté esthétique. Néanmoins, certaines transitions entre les scènes sont inventives et l'utilisation de couleurs en fond plat pour signifier un changement de lieu ou d’ambiance donne parfois de très belles compositions.
Sonorités désertiques
Parlons du jeu des comédiens de doublage. Roger Carel en Astérix, c’est de la haute voltige. Il donne au petit Gaulois cette vivacité frondeuse et une intelligence malicieuse dans chaque intonation. Et que dire de Jacques Morel en Obélix. Sa bonhommie ronronne à chaque réplique, même quand il se plaint de ne jamais avoir droit à de la potion magique. Mention spéciale à Micheline Dax, impériale en Cléopâtre, avec un accent de diva et une autorité digne d’un pharaon. Les échanges sont vifs, les punchlines tombent comme les pyramides de Numérobis et le rythme ne faiblit jamais. C’est du théâtre radiophonique en technicolor. Côté musique, Gérard Calvi nous gratifie d’une bande-son à la fois décalée et mémorable. Qui pourrait oublier l’hilarant « Quand l'appétit va, tout va », chanté avec une conviction surréaliste par un chœur qui semble avoir trop mangé de sanglier ? Ou encore la majesté burlesque des thèmes égyptiens, qui pastichent avec amour les épopées hollywoodiennes. Chaque note vient souligner le gag, amplifier l’absurde et accompagner la baffe ou la fuite d’un légionnaire. C’est musicalement fin, mais toujours drôle. On peut parler des bruitages. Les coups de poing qui font « bwing », les chocs qui sonnent comme des casseroles et les sables mouvants qui glougloutent comme une soupe trop épaisse : tout participe à créer un univers sonore cohérent, jubilatoire et résolument cartoon. Ce n’est pas réaliste, c’est mieux que ça : c’est drôle, expressif et inventif.
Conclusion
Astérix et Cléopâtre est tout de même un film sympathique avec un architecte qui se fait mordre par un crocodile dans la bonne humeur et des répliques prononcées avec un grand sérieux qui rendent le film drôle. C’est un film attachant, généreux et rigolo, mais inégal, parfois désœuvré. Il manque de l’énergie constante d’un marathonien, mais il a la fantaisie d’un déjeuner entre druides. C’est un classique imparfait, un monument bancal mais souriant, un sphinx qui louche mais qui fait rire. Bref, un film à voir au moins une fois, de préférence avec un petit sanglier rôti à portée de main.