- Qui sommes-nous ?!
- « Nous sommes nés de la lave, du feu qui consume l'ennemi, qui sert le clan lorsqu'il n'est qu'un foyer. Indomptable lorsqu'il se répand poussé par le vent. Nos cœurs abritent ce feu prêt à s'embraser lorsque nécessaire. Toujours prêts à combattre, toujours prêts à vaincre, nous sommes ceux d'Yress. Yress dont la réputation dée les limites du pays Kamina, et court bien au-delà des frontières, au plus profond des Terres d'Ogon. Yress dont l'évocation fait frémir les tribus Kulu, les Ana ou encore les Raka-Rongo. Yress, niché au sein du cratère du volcan Karakenn, notre nid de feu. Nous sommes le vent qui souffle sur les Terres d'Ogon, nous sommes le feu qui détruit tout et renouvelle. Nous sommes la fureur ! Nous sommes les Dieux du volcan ! Nous sommes les Zul-Kassaï ! »
Au nom de l'inclusivité, faut-il vraiment tordre les anciens mythes quand on peut en écrire des nouveaux ?
Avec Terres D’Ogon, tome 1 : « Zul-Kassaï », Jean-Luc Istin nous ouvrent les portes d’un pan inédit de l’univers des Terres d’Arran, désormais prolongé dans le Monde d’Aquilon via les Terres d'Ogon. Après les excellentes séries consacrées aux Elfes, Nains, Orcs & Gobelins, et Mages, voici que s’élève une nouvelle fresque via un continent jusqu’ici inexploré, qui ose regarder vers un horizon encore trop rare dans la fantasy occidentale : l’Afrique, ou plutôt sa transposition onirique et mythologique. Ce qui rend cette initiative si salutaire, c’est qu’elle incarne enfin ce que beaucoup, dont moi, n’ont cessé de réclamer face aux dérives d’un certain "progrès" mal compris. C'est à dire, représenter des cultures diverses sans tomber dans le piège paresseux et maladroit du simple "recasting ethnique". Plus d'une fois, j’ai été la cible de critiques, simplement pour avoir exprimé une idée qui me paraît, encore aujourd’hui, de bon sens. Plutôt que de transformer artificiellement des figures emblématiques préexistantes, de modifier sans jugement des personnages historiques en changeant leur origine ou leur genre, ou de réécriture de mythes ancrés dans une culture donnée, pourquoi ne pas inventer de nouveaux récits, portés par des héros authentiques issus d’autres horizons culturels ? Mon propos n’a jamais été de rejeter la diversité, bien au contraire. Mais je refuse l’idée que l’on doive tordre ou maquiller les récits fondateurs d’une culture pour cocher des cases. Et c’est là que le Monde d’Aquilon devient exemplaire en créant de toute pièce un territoire entier, avec ses propres mythes, ses héros, ses conflits et ses codes. Istin fait le choix courageux et pertinent de la création en offrant une vraie représentation riche et cohérente, et non une superposition forcée. Zul-Kassaï est donc bien plus qu’un simple tome d’introduction, c’est une démonstration éclatante que l’on peut concilier inclusivité et exigence narrative, ouverture culturelle et respect de la construction mythologique d'une œuvre. On n’efface pas un héritage pour en imposer un autre, bien au contraire, on bâtit un monde où plusieurs héritages peuvent coexister et s’enrichir mutuellement. Au fond, c'est ce que la fiction a de plus précieux à offrir, non pas réécrire ce qui existe déjà, mais faire surgir ce qui manque encore en conjuguant modernité, représentation et respect des cultures narratives sans renier l’intelligence de l’écriture ni le plaisir du récit.
Dans la région de Kamina, située au nord des Terres d’Ogon, vit la tribu des Kulu, un peuple en parfaite symbiose avec son environnement, incarnant l’harmonie, la sagesse et la paix. Leur mode de vie, profondément spirituel, est une transposition délicate des grandes traditions d’Afrique subsaharienne, intégrée avec intelligence dans le monde d’Aquilon. Les Kulu vénèrent les dieux Rouges, aussi appelés Zul-Kassaï, figures mystiques dont la droiture imprègne chaque aspect de leur culture. C’est au sein de cette communauté que grandit Ubu, un jeune garçon de treize ans nourri par l’espoir de devenir un Ouda Kamba, l’un de ces redoutables guerriers protecteurs qui incarnent les valeurs de courage et d’honneur de son peuple. Mais, malheureusement, cette innocence ne survivra pas au jour tragique où le destin frappe de manière impitoyable. Autour d’un feu, entouré des siens, Ubu assiste à l’irruption brutale du clan des Tog, créatures mi-hommes mi-gorilles aux allures simiesques, qui semblent surgir tout droit de La Planète des Singes, mais dans une version encore plus sombre et barbare. À leur tête, on découvre le prince Aggor, un prédateur insatiable, animé non par le besoin de dominer, mais par un plaisir macabre à répandre le sang. Ce n’est pas un conquérant (du moins dans un premier temps), c’est un boucher, et face à lui, la non-violence des Kulu ne fait pas le poids. Le carnage est total et on nous épargne nullement. Un à un, les membres de la famille d’Ubu tombent sous ses coups. Le jeune garçon ne doit sa survie qu’au hasard des flots, emporté loin du massacre par une rivière furieuse. Isolé, brisé, mais vivant, il se relève, guidé par la voix, réelle ou fantasmée, de sa grande sœur disparue. Elle devient son fil rouge, l’incitant à accomplir l’impensable en pénétrant dans le domaine sacré des dieux Rouges et réclamer justice. Pour ce premier tome, on nous offre un récit initiatique puissant et cruel, sous la forme d’un volume unique, comme le veut la tradition dans le Monde d’Aquilon. Et c’est peut-être là son unique faiblesse car on en voudrait davantage. L’univers est si riche, les personnages si marquants, que l’on regrette presque de ne pouvoir prolonger cette immersion dans un cycle plus vaste. Mais cette brièveté renforce aussi l’intensité du propos, concentrant dans ce tome un souffle épique, une dimension mythologique et une émotion brute.
- Je réclame solennellement votre aide pour que justice soit rendue.
- Tu veux donc que nous allions chez les Tog réclamer la tête d'Aggor ?
- N'êtes-vous pas les immortels Zul-Kassaï ? N'êtes-vous pas nos dieux ? N'êtes-vous pas censés protéger les tribus Kulu qui vous vénèrent depuis des siècles ?
Cet album est une véritable pépite d’exploration, tant par la richesse des civilisations qu’il dévoile que par la splendeur des paysages qu’il nous donne à contempler. Là où les Terres D’Arran proposaient déjà une grande variété de peuples et de coutumes dans une approche davantage occidentale, à quelques exceptions prêts, le lecteur s’y était peu à peu familiarisé au fil des nombreux tomes publiés. Ici, en revanche, tout est inédit. Chaque page et chaque planche apporte son lot de surprises. On s’aventure l’esprit en alerte dans une terre vierge de repères, avec un frisson propre aux grandes découvertes. La galerie de créatures est à l’image de cette nouveauté permanente. On découvre les Ikatoés, sorte de centaures aux proportions massives et à la stature imposante, puis les inquiétants Tog, des singes-hommes sauvages, aussi intelligents que brutaux que j'adorerai revoir dans une aventure à part entière intégralement consacrée à eux. Et bien sûr, les Zul-Kassaï, incarnation des Elfes Rouges, dont les amateurs de l’univers d’Aquilon dans les Terres D'Arran savent à quel point ils se distinguent des autres lignées elfiques. C’est donc une véritable foire aux merveilles du fantastique avec un soin particulier apporté à l’anthropologie fictive de ce monde. Le récit ne se contente pas d'enchaîner les péripéties, et prend le temps de poser les bases de plusieurs cultures, de suggérer des rituels, des architectures, des codes de comportement propres à chaque peuple. Graphiquement, Kyko Duarte est au sommet de son art, et les couleurs de J. Nanjan subliment l’ensemble avec des belles palettes. Les décors sont somptueux et très variés. Impossible de ne pas mentionner la cité d’Akaasa, bastion des Tog, perchée sur d’imposants plateaux rocheux. Son style architectural rappelle autant les empires précolombiens que certains royaumes bruts et sauvages dans la veine de Conan le Barbare. À l’inverse, le sanctuaire des Zul-Kassaï, enfoui dans les profondeurs du Karakenn, un volcan sacré aux entrailles fumantes, impose une grandeur plus austère, mais imprégnée d’une force ancestrale d'autorité. Certains cadrages sont de véritables tableaux, jouant habilement avec les déplacements corporels des personnages dans l’espace, créant une vraie lisibilité dramatique. Le découpage met en valeur le souffle épique de certaines scènes tout en conservant une grande clarté dans les échanges plus intimes.
Jean-Luc Istin fait preuve d’une grande finesse dans la construction de son récit, en posant d’emblée un cadre narratif solidement ancré dans la mythologie de ce nouveau territoire. La région des Terres D’Ogon qu'on explore est marquée par un é sanglant de conflits entre les tribus humaines et les Tog. Une région fragile, tout juste apaisée par un traité de paix historique. Un pacte, initié par le roi actuel des Tog et garanti par les redoutés Zul-Kassaï, mais qui reste d’une stabilité précaire. C’est dans cette tension latente que surgit Aggor, héritier du trône et farouche opposant à cette réconciliation. Animé par une soif de pouvoir et de domination, il incarne la menace d’un retour à la violence, prêt à renverser l’ordre établi pour restaurer une vision brutale de la suprématie Tog. Et c’est à travers les yeux du jeune Ubu, sans repères dans cet échiquier politique, que nous pénétrons ce monde. Ce choix d’un protagoniste encore vierge de toute expérience permet une progression naturelle du récit, qui mêle habilement drame politique, aventure initiatique, infiltration périlleuse, affrontements guerriers et transformation personnelle. Guidé par le souvenir de sa famille massacrée, Ubu va progressivement tracer sa voie vers la maturité. Pour mener à bien sa quête, il est ret par une escouade d’élite des Zul-Kassaï, chacun doté d’une compétence spécifique, formant un groupe redoutable et attachant, avec Roa’saa : chef du groupe et narrateur de l’histoire, Ano’saa : archère d’exception, As’saa : spécialiste de l’embuscade, Kro’saa : colosse au service de la puissance brute, Syri’saa : éclaireuse rapide comme l’éclair, et Ate’saa : experte en lancer de dagues. Cette galerie de personnages permet au récit de rythmer ses séquences avec fluidité, alternant moments de tension, d’introspection, et d’action pure. Mais l’intérêt ne se limite pas aux protagonistes, puisque les Tog, en tant qu’ennemis, apportent une nouvelle dynamique à l’univers d’Aquilon. Leur bestialité est le reflet d’une autre société, d’un autre rapport à la guerre et au pouvoir. En cela, ils tranchent nettement avec les antagonistes plus classiques provenant des Terres D'Arran que sont les Elfes Noirs, les Mages dévoyés ou les éternels Orcs et Gobelins, qui sont certes efficaces, mais désormais bien familiers. C’est une bouffée d’air frais, tant sur le plan narratif que symbolique. La conclusion de cet album me laisse littéralement les nerfs à vif en terminant sur une confrontation épique. Une bataille finale d’une excellente intensité, portée par une mise en image spectaculaire. Les affrontements sont brutaux, sanglants et sans concession, et magnifiés par un environnement visuellement mythique venant enrichir l’atmosphère du combat.
CONCLUSION :
Avec Terres D’Ogon, tome 1 : « Zul-Kassaï », Jean-Luc Istin et son équipe nous ouvrent les portes vers un continent inédit porté par une mythologie dense, brut et mystique, à travers des enjeux taillés dans la chair et le sacré. Un récit viscéral tendu entre barbarie et élévation, qui prouve que la nouveauté, lorsqu’elle est menée avec intelligence, peut renouveler un univers déjà bien établi sans trahir sa richesse. Voilà comment on bâtit du neuf sans saccager l’ancien, en ajoutant des voix, pas en en remplaçant.
Pas besoin de repeindre les héros d’hier quand on a le courage d’en inventer de nouveaux. C’est ça, le vrai pouvoir de l’imaginaire.
- Où est ée l'époque des grandes conquêtes Tog ? Depuis quand n'avons-nous pas envahi la moindre parcelle de terre ? Depuis quand les Tog sont-ils devenus un peuple de paysans ? Ne sentez-vous pas en chacun de vous votre sang qui bouillonne, réclamant du mouvement, de l'action, de la violence ? Nous ne sommes pas des paysans ! Nous ne l'avons jamais été ! C'est dans l'adversité que nous sommes des Tog ! Kamina est là, à notre portée, peuplée de faibles Kulu que nous pourrons tuer ou asservir.
- Aggor ! Cesse cette folie ! Tu peux encore faire marche arrière.
- "Faire marche arrière", prêtre ??? Voilà bien le genre de conseil que tu as assené à mon père durant son règne et ou cela nous a-t-il menés ? Nous sommes devenus un peuple de pleureuses ! À ceux qui pissent et chient dans leurs poils ! Je leur promets le même sort qu'à mon père. Aux autres ! À ceux qui veulent s'abreuver du sang de nos ennemis, je leur offrirai un avenir des plus fastes et les esclaves les serviront comme naguère ils le firent. Avec respect et crainte ! Car c'est ce que tous, nous voulons ! En tuant mon père , je prends sa place ! Si quelqu'un s'oppose à mon règne, qu'il le dise maintenant !