Le principe de cette bande-dessinée m'a évidemment intrigué, mais également rendu suspicieux. Je me méfie toujours un peu des "concepts" narratifs ou formels qui donnent naissance au meilleur comme au pire. Ici, Aurélien Lozes (dont je n'avais jamais entendu parler et pour cause, il semblerait que ce soit sa première publication), nous propose un livre qui peut se lire dans un sens ou dans l'autre, les dessins s'enchaînant en haut et en bas des pages dans un effet miroir à la fois perturbant et fascinant.
Sur la forme, il n'y a pas grand-chose à redire : le dessin au Bic est très beau et fourmille de détails. Les personnages anthropomorphes présentent une incroyable diversité et sont globalement très réussis, même si on relève quelques maladresses (notamment certaines perspectives sur le visage de la licorne). Ce bestiaire truculent a quelque chose de captivant et rend assez étonnamment l'identification aux personnages assez aisée. Les décors ne sont pas en reste et deviennent en réalité des personnages à part entière. Cette œuvre dépeint Paris avec beaucoup de justesse et certaines planches sont magnifiques. Les scènes de révolte populaire sont exaltantes, faisant baigner cette enquête dans une atmosphère intemporelle et mystérieuse.
Sur le fond, l'histoire est une enquête policière finalement assez classique, à laquelle l'atmosphère révolutionnaire vient conférer une densité intéressante. On s'attache toutefois aux personnages dont l'animalité n'est pas purement esthétique : les traits que l'on prête aux félins, aux moutons, au lion ou au loup apportent généralement une touche de complexité appréciable. Si on met en perspective l'atmosphère de révolte des quartiers populaires qui sert de toile de fond à l'histoire avec les motivations des principaux antagonistes, le polar prend une dimension politique, parfois un peu confuse, mais percutante malgré tout.
Ce qui me perturbe le plus au fond dans cette œuvre est finalement le fameux "concept". Je ne suis pas sûr de l'utilité ni de la pertinence de cet album à double lecture. D'ailleurs, je ne suis pas tout à fait certain qu'un des deux sens de lecture offre une expérience vraiment cohérente. La tentative de relier les deux histoires pour en faire une sorte de boucle temporelle est intéressante, mais à mon sens un peu inaboutie en ce sens qu'elle crée des incohérences difficiles à justifier et une perte d'intérêt pour un des deux sens de lecture, puisque les motivations de l'antagoniste principal sont alors révélées en plein milieu de la narration.
Au final, "L'Orfèvre" est une œuvre ambitieuse, riche et haletante. On lui pardonne aisément ses quelques maladresses, stylistiques comme narratives, tant l'atmosphère unique qu'elle développe parvient à nous happer. Le mélange d'époques sous-tendu par les décors comme par les tenues des personnages évoque une sorte de Paris intemporel, où les quartiers populaires, las de se faire piétiner, finissent par s'enflammer au grand dam des bourgeois — financièrement et moralement — corrompus qui se plaisent à dénoncer l'ensauvagement du peuple. Un constat qui ne manquera pas de trouver écho avec notre époque... Et entre ces deux factions qui s'affrontent, la figure du flic désabusé, sorte d'intermédiaire entre deux visions du monde irréconciliables, fonctionne toujours d'un point d envie narratif. Si la préciosité de cet album à double lecture lui fait perdre en lisibilité, il n'en reste pas moins un très agréable moment de lecture et un pamphlet politique animalier des plus atypiques.