Il serait tentant de balayer cette chanson comme une provocation grotesque, une énième performance d’un mégalomane en chute libre. Mais Heil Hitler mérite une écoute critique, non pas pour ses qualités musicales inexistantes, mais parce qu’elle incarne jusqu’à la nausée l’aboutissement logique du fascisme spectacle dans un monde dépourvu de projet émancipateur collectif.
Sur fond de beat jerk aseptisé, Kanye West déclare "j'suis devenu nazi, ouais salope, c'est moi l'grand méchant", scande "Heil Hitler" à répétition, et justifie tout cela par la souf de ne pas voir ses enfants. Kanye West incarne ici une véritable tendance contemporaine, le néonazisme multiracial, où des individus issus de groupes historiquement dominés en viennent à adopter les codes et les discours des idéologies les plus exterminatrices. Ce n'est pas un paradoxe, mais un symptôme du désespoir politique contemporain. Ainsi le nazisme est ici convoqué comme solution fantasmatique à la crise de la masculinité patriarcale dans un monde post-moderne, capitaliste et libéral. Dans l'imaginaire d’un homme humilié, déchu de son rôle de père, privé de contrôle sur sa famille, le nazisme devient un outil pour "remettre de l’ordre" : faire taire les femmes, restaurer une hiérarchie viriliste, désigner des boucs émissaires.
A de multiples reprises, Kanye West a effectivement accusé les Juifs de contrôler l'éducation et les médias afin de détruire les valeurs traditionnelles. Cette construction idéologique puise directement dans l'imaginaire antisémite classique, tel qu’il fut popularisé par la propagande nazie comme dans Der Stürmer, qui mettait régulièrement en scène le stéréotype du Juif lubrique, manipulateur, séducteur, cherchant à souiller la "pureté" des femmes aryennes. Ces caricatures figuraient un "ennemi intérieur" qui ne menaçait pas seulement la race, mais aussi l'ordre patriarcal, en brisant l'autorité masculine blanche sur "ses" femmes. On peut également penser au Juif Süss, dans lequel le personnage du banquier juif est présenté comme un prédateur sexuel qui tente de violer une jeune Allemande vertueuse. La sexualité juive y est démonisée comme instrument de domination politique et sociale, et sa victime ultime n’est pas seulement la femme, mais l’homme allemand dépossédé, humilié, trahi. Kanye West réactive donc ces tropes en les transposant dans une esthétique postmoderne et une expérience vécue afro-américaine.
Le morceau s’achève sur un échantillon d’un discours d’Adolf Hitler. Nous ne sommes plus dans le simulacre, mais face à ce que Walter Benjamin appelait un geste de compensation esthétique pour un monde sans horizon politique. Le sample n’a ici pas de valeur argumentative mais vise à restaurer une aura disparue, à fétichiser une autorité brute et vide, comme si le simple écho de la voix d’Hitler pouvait combler l'effondrement du sens. Heil Hitler montre à quel point le terrain culturel est déjà colonisé par des affects autoritaires, sexistes et antisémites, et à quel point ils peuvent être mis en scène comme des simulacres esthétiques, dans une culture du choc.
Benjamin affirmait que lorsque l’émancipation échoue, le fascisme répond par une esthétisation de la politique. Ce morceau en est une illustration pathétique mais révélatrice. C’est pourquoi il ne suffit pas de condamner. Il faut opposer à ces formes une autre culture, qui n’aliène pas mais qui transforme, qui ne fétichise pas la ruine mais imagine des issues, une culture de l’émancipation au lieu d’une politique du ressentiment.